Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA
La dissolution de l’Assemblée nationale a-t-elle été une raison ou une cause de la formation de coalitions électorales ?

Cette question a été récemment posée, sous une forme assez voisine, au cours d’une conversation entendue à la radio. Nous en avons tiré un dialogue imaginaire afin de poser clairement le problème et de tenter d’y répondre brièvement.

Illustration par Margaux Anquetil

Ce dialogue imaginaire met en scène X, un(e) journaliste, et Y, un(e) responsable politique :

X – La dissolution de l’Assemblée nationale vous a donné une raison de former une coalition électorale…

Y – Je dirais plutôt qu’elle est la cause de notre coalition.

X – Votre coalition n’a pas été formée sans raison !

Y – Nous avons bien sûr des raisons, en premier lieu le souci de l’intérêt général et le bien-être de nos concitoyens. (1)

Deux possibilités s’offrent à nous.

1. La première part de l’hypothèse que les raisons sont des causes, ou plus précisément que les raisons peuvent causer une action, de la même façon qu’un phénomène naturel peut causer un certain état de choses. Si l’on suit cette hypothèse, X et Y se trompent en croyant affirmer des opinions différentes : la raison de former une coalition électorale est aussi une cause, et inversement.

La croyance que nos raisons d’agir causent nos actions est l’une des « platitudes » de la psychologie ordinaire (2). Par exemple, la raison : « Je dois tenir ma promesse », qui était présente à mon esprit avant que j’exécute ma promesse, semble avoir causé le fait que je l’ai tenue. Je n’ai aucune raison d’en douter, même si d’autres « causes » auraient pu déclencher mon action (mon intérêt personnel, le fait de rendre la pareille, etc.).

Nous savons aussi que nos actions peuvent être expliquées de différentes manières. Si j’ai oublié de tenir ma promesse, je n’expliquerai pas mon action en disant que l’oubli de tenir ma promesse était une raison d’agir ; je dirai plutôt (tout en m’excusant platement) que je n’avais pas eu conscience, au moment où j’aurais dû l’accomplir, que j’avais fait une promesse. J’expliquerai par conséquent que l’oubli de ma promesse était une cause du fait que je ne l’avais pas tenue (3).

Dans ce dernier cas, la nature causale de mon omission non intentionnelle suppose l’indépendance entre la cause (l’oubli) et l’effet (la promesse non tenue). C’est ainsi que mon omission pourrait faire l’objet d’une « enquête psychologique » qui ne se réfèrerait pas nécessairement au fait que je n’ai pas tenu ma promesse. Dans le premier cas, en revanche, où ma raison de tenir ma promesse est que je me suis engagé à la tenir, les deux termes (mon engagement et l’exécution de ma promesse) semblent intimement connectés. En outre, il est possible de soutenir que c’est le fait que j’ai tenu ma promesse qui exprime a posteriori mon engagement de tenir ma promesse. Or, comme le dit Ruwen Ogien, « si on ne peut pas concevoir de relation causale entre des termes qui ne sont pas indépendants, en un sens important quelconque, et si les raisons d’agir et l’action ne sont pas des choses indépendantes, il est absurde d’envisager une relation causale entre elles » (4). Si l’on suit ce dernier argument, selon lequel les raisons ne sont pas des causes, il en résulte que la distinction faite par X et Y entre cause et raison de la formation de coalitions électorales possède une certaine validité.

2. Il n’est pas utile de poursuivre plus avant dans cette direction, car il existe une seconde manière, plus simple et plus économique, de comprendre la divergence entre X et Y. Elle repose sur la présence de deux niveaux d’analyse : le premier met en scène une relation causale, le second une relation entre raisons d’agir et action.

Le premier niveau est celui où s’opère le passage entre l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue d’élections législatives anticipées. Ce « passage » est une relation causale, et l’« explication causale » des élections ne laisse pas de place au doute : la Constitution « explique » la tenue des élections.

Le second niveau est celui où les raisons d’agir entrent en scène. Les élections législatives étant en vue, chaque formation politique délibère et élabore une stratégie qui peut inclure la participation à une coalition. A la question : « Pourquoi avez-vous décidé de participer à telle coalition », les formations concernées répondront en invoquant des raisons plutôt que des causes, ces raisons sont porteuses de significations et, pour reprendre les mots de Paul Ricœur, on peut les assigner à des agents responsables (5).

Selon cette deuxième interprétation, X et Y avaient chacun(e) raison : la dissolution de l’Assemblée nationale a donné des raisons de former une coalition électorale (X), et cela n’a été possible que parce que la dissolution a causé des élections législatives anticipées (Y).


Références

(1) Ce dialogue s’inspire d’un échange qui a eu lieu au début de l’émission L’Esprit public, diffusée sur France Culture le 16 juin 2024:

L’animateur (Hervé Gardette) – Tout cela, finalement [le rassemblement des partis de gauche dans une coalition], c’est grâce à Emmanuel Macron…

L’invitée (Chloé Ridel, PS) – Ou à cause d’Emmanuel Macron ».

(2) Le mot est de Ruwen Ogien : il ne l’applique pas spécifiquement à cette croyance mais l’emploie à propos du problème des causes et des raisons (Les causes et les raisons. Philosophie analytique et sciences humaines, Editions Jacqueline Chambon, 1995).

(3) L’exemple est du philosophe Jonathan Dancy (Practical reality, Oxford University Press, 2000).

(4) Les causes et les raisons, op. cit. Ruwen Ogien n’exprime pas ici sa position personnelle : il décrit celle d’un courant philosophique selon lequel « une explication causale doit répondre à certaines exigences, qui ne peuvent pas être satisfaites lorsqu’une raison […] figure en tant qu’antécédent ou cause présumée ».

(5) P. Ricœur, Anthropologie philosophique. Écrits et conférences 3, Editions du Seuil, 2013.


Pour citer cet article : Alain Anquetil, « La dissolution de l’Assemblée nationale a-t-elle été une raison ou une cause de la formation de coalitions électorales ? », Blog Philosophie et Ethique des Affaires, 29 juin 2024.

 

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