Certaines occurrences de l’expression « monde de Trump » semblent renvoyer à un « vrai » monde, par exemple ce titre de The Economist : « Bienvenue dans le monde de Trump ». Pour le 300ème article de notre blog de philosophie pratique, nous avons mobilisé le concept de worldmaking (« faire des mondes ») au sens où l’entend le philosophe Nelson Goodman, afin d’explorer la question de savoir à quelles conditions le « monde de Trump » pourrait être un « vrai » monde. Et nous avons invité Le Chat, l’assistant conversationnel de Mistral AI, à y répondre.
Introduction
Les sens ordinaires du mot « monde » suggèrent que l’expression « monde de Trump » est une façon de parler, une formule métaphorique désignant un ensemble d’idées, de croyances et de projets, ceux du nouveau président américain et de son équipe. L’illustration de notre article, inspirée par ce titre du magazine Time : « Trump traite le monde comme un plateau de Monopoly », en est un exemple (1).
Mais cette interprétation masque la référence à un groupe humain fondé « sur une communauté d’idées, d’intérêts ou de travail », conformément à la définition d’un monde comme « ensemble de choses, de concepts ou d’êtres formant un univers particulier, une société à part » (2). Le « monde de Trump » pourrait renvoyer à une telle communauté.
Nelson Goodman a proposé une base conceptuelle susceptible de confirmer cette interprétation. Pour lui, ce que nous appelons le monde – un monde qui existerait avant toute projection conceptuelle ou toute interprétation – n’existe pas. Les idées de « perception sans concept », de « donné pur » ou d’« œil innocent » nous induisent en erreur en renvoyant à une réalité indépendante de nous :
« Parler de contenu non structuré, d’un donné non conceptualisé, d’un substrat sans propriété, échoue de soi ; car le langage impose des structures, conceptualise et assigne des propriétés. » (3)
Il n’y a « pas de monde sans mots ou sans d’autres symboles », sans théorie et sans concepts. Seules existent des versions du monde. Et parce que toute version est « verbale et consiste en des énoncés », nous sommes susceptibles d’y accéder, de la comprendre et de la critiquer.
La thèse de Goodman, selon laquelle il n’y a pas de monde indépendant des versions du monde, implique que « nous ne pouvons trouver aucune caractéristique du monde qui soit indépendante de toutes les versions » (4). Même si nous pensons que les étoiles sont des objets qui existent indépendamment de nous, ce que nous appelons « étoile » dépend de nos théories, en particulier (mais pas seulement) de nos théories astrophysiques. Pour reprendre les termes du philosophe Alexandre Declos, « les faits à propos des étoiles, loin de préexister à nos descriptions ou théories scientifiques, en sont les produits » (5).
Goodman résume sa position dans ce passage où figurent également les notions de « pluralité des mondes » et de « correction » :
« Il n’y a rien de tel […] que le monde réel, aucune réalité unique, toute faite et absolue, distincte et indépendante de toute version comme de toute vision. Il y a plutôt de nombreuses versions du monde correctes, certaines d’entre elles irréconciliables avec les autres ; il y a de nombreux mondes, si tant est qu’il y en ait. Le fait de dire qu’une version est rendue correcte par un monde n’est pas plus envisageable que celui qui consisterait à dire d’un monde qu’il est fait par une version correcte. Manifestement, la correction doit donc être déterminée autrement que par la comparaison d’une version avec un monde. » (6)
La « correction » (rightness) d’une version s’inscrit au sein des contraintes de rigueur que Goodman impose à sa théorie, qui ont pour conséquence que la création de versions du monde échappe à l’arbitraire :
« Bien que nous fassions des mondes en faisant des versions, nous ne faisons pas plus un monde en associant des symboles au hasard qu’un charpentier ne fait une chaise en assemblant au hasard des morceaux de bois. » (7)
Les critères de correction auxquels doit répondre toute version du monde comprennent notamment son utilité (la version permet-elle de gérer ou de prédire ?), sa crédibilité (est-elle compatible avec des croyances fiables ?), sa cohérence interne (qui comprend l’absence de contradiction entre les éléments internes à cette version), le respect de critères de validité du raisonnement en matière de déduction et d’induction, et sa contribution à notre « compréhension » en un sens général.
Avant de questionner Le Chat, il convient de noter les travaux de la spécialiste de l’entrepreneuriat Saras Sarasvathy sur la création de mondes (worldmaking). Pour elle, les entrepreneurs peuvent créer ou façonner des mondes. Ils construisent plutôt qu’ils ne découvrent les opportunités qui s’offrent à eux : « la croyance selon laquelle les opportunités précèdent l’action constitue un obstacle redoutable à l’entrepreneuriat » (8). Or, « créer des opportunités implique de remodeler les mondes existants ». C’est ainsi que les entrepreneurs « transforment les mondes existants en de nouveaux mondes ». Selon Sarasvathy, il existe une « méthode entrepreneuriale de construction de mondes » :
« L'entrepreneuriat en tant que méthode de construction de mondes est là pour durer. Et la construction de mondes qu'il permet est un fait. »
Dialogue sur le « monde de Trump »
Forts de ces éléments d’arrière-plan, nous avons conversé avec Le Chat (dans la version de cet article en langue anglaise, notre interlocuteur était Chatgpt). Nous reproduisons le dialogue sans modification à l’exception de quelques mots entre crochets. Pour des raisons d’espace, nous avons également coupé certains passages.
Blog – On parle du « monde de Trump » : mais ce « monde » est-il comparable à un « vrai monde » comme « l’univers » ou la « Terre »?
Le Chat – Le « monde de Trump » est une expression souvent utilisée pour décrire l’ensemble des idées, des politiques, des discours et des actions associées à Donald Trump, l’ancien président des États-Unis. Ce terme est généralement employé pour évoquer une vision particulière de la société, de la politique et des relations internationales qui est influencée par les perspectives et les valeurs de Trump.
Cependant, ce « monde » n’est pas comparable à un « vrai monde » comme l’univers ou la Terre. […]
En résumé, le « monde de Trump » est une métaphore pour décrire une vision politique et idéologique, tandis que l’univers et la Terre sont des entités physiques réelles.
Blog – Peut-être, mais quand on parle du « monde de Trump », on a le sentiment que Trump peut vraiment « créer un monde ». Or, le philosophe Nelson Goodman pense que l’on peut faire des mondes (worldmaking) et la professeure d’entrepreneuriat Saras D. Sarasvathy défend l’idée que les entrepreneurs créent des mondes. Alors pourquoi Trump ne pourrait-il pas créer un monde, lui aussi ?
Le Chat – […] Effectivement, ces penseurs suggèrent que les individus, par leurs actions et leurs idées, peuvent façonner des réalités ou des « mondes » dans un sens métaphorique. […] Dans ce contexte, on peut dire que Donald Trump, en tant que figure politique influente, a effectivement contribué à façonner un certain « monde » ou une certaine réalité politique et sociale. […] Bien que le « monde de Trump » ne soit pas une entité physique comme l’univers ou la Terre, il peut être vu comme une construction sociale et idéologique qui a une réalité tangible dans le domaine politique et social. Dans ce sens, Trump, comme d’autres leaders influents, peut être considéré comme ayant contribué à la création d’un « monde » au sens métaphorique, en façonnant les perceptions, les croyances et les actions des individus et des groupes.
Blog – Ce qui m’ennuie dans votre réponse, c’est le fait qu’en parlant du « monde de Trump » comme « construction sociale et idéologique », on perd l’idée du monde comme « totalité », sans possibilité « que quoi que ce soit échappe à cette totalité » (J. Rabachou, Qu’est-ce qu’un monde ?, Librairie Philosophique J. Vrin, Chemins philosophiques, 2016 ). Or, une totalité se définit comme « réunion de tous les éléments d’un ensemble, de toutes les parties constitutives d’une chose » (Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition). Le « monde de Trump » est-il une « totalité » en ce sens ?
Le Chat – Votre question soulève un point crucial sur la notion de "totalité" et comment elle s’applique au concept de « monde ». Pour répondre à cela, il est important de distinguer entre différentes conceptions de "monde" et de voir comment elles peuvent ou non s’appliquer au « monde de Trump ».
[…] Le « monde de Trump » ne peut pas être considéré comme une totalité au sens ontologique, englobant tout ce qui existe. Cependant, il peut être vu comme une totalité relative ou idéologique, offrant une vision cohérente et complète pour ceux qui y adhèrent. Cette totalité est subjective et contextuelle, coexistant avec d’autres visions du monde et ne prétendant pas englober toute la réalité humaine.
Blog – Ce que vous dites semble correspondre en partie à la conception du monde de Nelson Goodman. Goodman parle de « versions » du monde, plutôt que de « mondes possibles » (pour ne pas être confondu avec la théorie du philosophe David Lewis). Ainsi, comme le résume le philosophe Pierre-André Huglo (Le vocabulaire de Goodman, Paris, Ellipses, 2002), « faire un monde, c’est élaborer une version pertinente et correcte du monde, par l’application et la projection d’un schéma symbolique sur un domaine de référence ». En conséquence, s’agissant du « monde de Trump », ne devrions-nous pas parler d’une version du monde » (la version de Trump) ?
Le Chat – […] Pour Goodman, « faire un monde » signifie élaborer une version pertinente et correcte du monde en appliquant et en projetant un schéma symbolique sur un domaine de référence. Cette version n’est pas une réalité alternative ou un monde parallèle, mais une manière particulière de comprendre et de représenter la réalité.
[…] En appliquant cette idée au « monde de Trump », il serait plus précis de parler de la « version de Trump » du monde. Voici comment cela peut être compris :
Schéma Symbolique
Trump utilise un ensemble de symboles, de discours et de narratifs pour structurer sa vision du monde. Des slogans comme « Make America Great Again » ou des concepts comme « America First » font partie de ce schéma symbolique.
Domaine de Référence
Ce schéma est appliqué à un domaine de référence spécifique, qui inclut la politique américaine, les relations internationales, l’économie, et d’autres aspects de la société.
Pertinence et Correction
Pour ceux qui adhèrent à cette version, elle est perçue comme pertinente et correcte. Elle offre une explication cohérente et une réponse aux problèmes et aux défis perçus dans ce domaine de référence.
[…] En résumé, il est plus approprié de parler de la « version de Trump » du monde plutôt que du « monde de Trump ». Cette version est une construction symbolique qui offre une perspective particulière sur la réalité politique et sociale. Elle coexiste avec d’autres versions et n’est ni complète ni exclusive, mais plutôt une manière parmi d’autres de comprendre et de représenter le monde.
Blog – En effet, on ne peut pas construire une « version du monde » « en passant » ou « au hasard » : il faut aussi qu’elle soit correcte. Goodman écrit d’ailleurs que « tout ce que nous apprenons du monde est contenu dans les versions correctes élaborées à son sujet ». Mais en quoi la version du monde de Trump serait-elle correcte, au sens où l’entend Nelson Goodman ?
Le Chat – Pour Nelson Goodman, une version du monde est « correcte » si elle satisfait certains critères qui la rendent utile et pertinente dans un contexte donné […] :
Cohérence Interne
Une version correcte doit être cohérente en elle-même. Les éléments qui la composent doivent s’accorder entre eux sans contradictions internes majeures.
Dans le cas de Trump, ses discours et politiques devraient former un ensemble cohérent qui soutient une vision particulière du monde.
Adéquation au Contexte
Une version est correcte si elle est appropriée pour le domaine ou le contexte dans lequel elle est appliquée. Cela signifie qu’elle doit répondre aux besoins et aux attentes de ceux qui l’utilisent.
Pour Trump, cela pourrait signifier que ses politiques et discours répondent aux préoccupations et aux aspirations de ses partisans ou de certains segments de la population.
Utilité Pratique
Une version correcte doit être utile pour comprendre, expliquer ou agir dans le monde. Elle doit fournir des outils ou des perspectives qui permettent de naviguer dans la réalité.
Les politiques de Trump, par exemple, pourraient être considérées comme correctes si elles offrent des solutions pratiques à des problèmes perçus, même si ces solutions sont contestées.
Acceptabilité Sociale
Une version est souvent jugée correcte si elle est largement acceptée ou endossée par une communauté ou un groupe social. Cela ne signifie pas qu’elle est objectivement vraie, mais qu’elle a une validité sociale.
Dans le cas de Trump, l’acceptation de ses idées par une base électorale significative pourrait être un indicateur de la « correction » de sa version du monde pour ce groupe.
Révisabilité
Goodman reconnaît que les versions du monde peuvent et doivent être révisées à la lumière de nouvelles informations ou de changements contextuels. Une version correcte est donc aussi une version qui peut évoluer.
Les politiques et discours de Trump ont évolué au fil du temps, ce qui montre une capacité d’adaptation, bien que cela puisse aussi être vu comme une incohérence par certains.
En résumé, la « correction » de la version du monde de Trump, au sens de Goodman, dépend de la manière dont ses idées et politiques sont perçues et utilisées par ceux qui les adoptent. Elle est correcte dans la mesure où elle répond aux critères de cohérence, d’adéquation, d’utilité et d’acceptabilité pour un groupe donné, tout en étant sujette à révision et à débat. Cependant, il est important de noter que la « correction » dans ce contexte ne signifie pas nécessairement la vérité objective ou l’exactitude factuelle.
Blog – Merci pour votre réponse précise, mais il en résulte un relativisme qui me gêne, parce qu’il suggère qu’à cause de la pluralité des versions correctes du monde qui est postulée par Nelson Goodman, il est difficile que les tenants des différentes versions s’entendent sur des principes fondamentaux en matière de politique, de moralité et de justice, ou, pour le dire schématiquement, en matière de gouvernement du monde (au sens de notre Terre). Le seul terrain d’entente, avec ce genre de relativisme, dépend des rapports de force entre les différentes versions correctes du mondes (et comme Trump aime les rapports de force et que les Etats-Unis sont forts, il peut vouloir imposer sa version du monde par la force).
Le Chat – Votre préoccupation concernant le relativisme et ses implications pour la coopération et le consensus est tout à fait légitime. Le relativisme, lorsqu’il est poussé à l’extrême, peut effectivement rendre difficile l’établissement de principes communs en matière de politique, de moralité et de justice.
[Cependant,] même si les versions du monde diffèrent, il est possible de trouver des terrains d’entente à travers le dialogue et la négociation. Cela nécessite une volonté de comprendre les perspectives des autres et de chercher des compromis. Les principes fondamentaux de justice, de moralité et de gouvernement peuvent émerger de ces dialogues, même s’ils ne sont pas universellement acceptés d’emblée.
[En outre,] les tenants de différentes versions du monde ont la responsabilité éthique de considérer les implications de leurs perspectives sur les autres. Cela inclut la reconnaissance des droits et des intérêts des autres, même lorsqu’ils diffèrent des leurs. Une approche éthique peut aider à transcender les différences et à trouver des principes communs qui respectent la dignité et les droits de tous.
Le relativisme n’est pas une fatalité, et le pluralisme des versions du monde peut être une opportunité pour enrichir les perspectives et trouver des solutions innovantes. Cependant, cela nécessite un engagement en faveur du dialogue, de la compréhension mutuelle et de la recherche de principes communs qui respectent la diversité des points de vue. La force ne doit pas être le seul moyen de résoudre les différences, et des structures démocratiques et éthiques peuvent aider à promouvoir un gouvernement du monde plus juste et équitable.
Blog – Merci pour tous ces éléments et à bientôt pour une nouvelle conversation.
Le Chat – Avec plaisir ! Si vous avez d’autres questions ou souhaitez explorer un autre sujet à l’avenir, n’hésitez pas à revenir. Bonne journée et au plaisir de discuter à nouveau !
Conclusion
Le Chat a confirmé notre interprétation de ce que recouvre le « monde de Trump ». Au-delà des références académiques que nous avons mises en avant dans notre dialogue, en particulier celles issues de l’œuvre de Nelson Goodman, cette interprétation correspond à celle du sens commun (« Trump, comme d’autres leaders influents, peut être considéré comme ayant contribué à la création d’un ‘monde’ au sens métaphorique, en façonnant les perceptions, les croyances et les actions des individus et des groupes »).
Il est toutefois remarquable que Le Chat produise des exemples pertinents relatifs au « monde de Trump » (« Trump utilise un ensemble de symboles, de discours et de narratifs pour structurer sa vision du monde. Des slogans comme ‘Make America Great Again’ ou des concepts comme ‘America First’ font partie de ce schéma symbolique ») et qu’il propose une analyse de la réalité métaphorique de ce monde en invoquant, en particulier, des critères de correction (la version du monde de Trump est « correcte dans la mesure où elle répond aux critères de cohérence, d’adéquation, d’utilité et d’acceptabilité pour un groupe donné, tout en étant sujette à révision et à débat »).
Quant à l’impression de sérieux produite par le dialogue avec Le Chat, il vient non seulement de la puissance de cette intelligence artificielle, mais aussi d’une préparation préalable et du fait que le thème choisi, qui occupe une bonne part de l’actualité, est bien documenté.
Références
(1) Les articles des magazines The Economist et Time sont respectivement « Welcome to Trump’s world. His sweeping victory will shake up everything », 9 novembre 2024, et « Trump is treating the globe like a Monopoly board », 7 janvier 2025.
(2) Source : CNRTL (société et monde).
(3) N. Goodman, Ways of worldmaking, Hackett, 1978, tr. M.-D. Popelard, Manières de faire des mondes, Jacqueline Chambon, 1992, et Folio, 2006.
(4) N. Goodman, « On Starmaking », Synthese, 45(2), 1980, p. 211-215. Notre traduction.
(5) A. Declos, « Goodman (A) », dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, 2017.
(6) N. Goodman, « Art in theory », dans Of mind and other matters, Harvard University Press, 1984, tr. J.-P. Cometti & R. Pouivet, L’art en théorie et en action, Editions de l’Eclat, 1996.
(7) N. Goodman, Ways of Worldmaking, op. cit.
(8) S. D. Sarasvathy, « Worldmaking », in A. Corbett & J. A. Katz (dir.), Entrepreneurial action (Advances in entrepreneurship, Firm emergence and growth), Vol. 14, Emerald Group Publishing Limited, 2012.
Voir aussi « Le monde volontariste de Donald Trump », euradio, La chronique philo d'Alain Anquetil, 26 janvier 2025.
Pour citer cet article : Alain Anquetil, « Le ‘monde de Trump’ est-il un ‘vrai’ monde ? Le Chat Mistral répond », Blog Philosophie et Ethique des Affaires, 27 février 2025.