La transition entre l'enseignement à de jeunes étudiants et l'enseignement à des adultes peut parfois être difficile pour les enseignants. Vincent Calvez et Stéphane Justeau, de l'ESSCA School of Management, expliquent ici les caractéristiques uniques des apprenants adultes et proposent une méthode d'enseignement basée sur des cas concrets et des expérimentations.
La transition entre l'enseignement à de jeunes étudiants et l'enseignement à des adultes peut être pénible pour un enseignant, surtout s'il utilise les mêmes méthodes ou s'il part du principe que les publics sont identiques. La souffrance sera également ressentie par les adultes qui ne comprennent pas pourquoi ils sont traités comme des étudiants plus jeunes. Bien qu'ils soient des individus en formation, ils ont pu être des employés, ou le sont peut-être encore, tout comme ils ont pu créer une entreprise ou reprendre l’entreprise familiale. Ils ont donc beaucoup de choses à dire, à partager et à exprimer.
MALCOLM KNOWLES ET L'APPRENANT ADULTE
A partir les années 1970, la littérature en sciences de l’éducation a montré qu'un apprenant de 20 ans n'est pas le même qu'un apprenant de 45 ans. Malcolm Knowles, auteur de The Adult Learner : A Neglected Species, publié en 1973, a jeté les bases de la théorie de l'andragogie (l'art d'aider les adultes à apprendre) en mettant l'accent sur les caractéristiques spécifiques de l'apprenant adulte.
Tout au long de sa carrière, Knowles s'est consacré à l'éducation des adultes et a cherché à promouvoir des méthodes d'enseignement et d'apprentissage adaptées à leurs besoins spécifiques. Il a mis l'accent sur l'autonomie de l'apprenant adulte et le sens donné à l'apprentissage, ainsi que sur l'intégration et le partage des expériences de vie dans le processus d'apprentissage.
The Adult Learner : The Definitive Classic in Adult Education and Human Resource Development, publié post-mortem en 1998, reste l'ouvrage de référence incontournable sur ce sujet. Il a aidé de nombreux enseignants à concevoir des activités pédagogiques pertinentes et appropriées.
Lorsque nous formons des professeurs à l'enseignement aux adultes, nous entendons souvent dire : "Les adultes savent ce qu'ils ont à faire : "Les adultes savent ce qu'ils ont à apprendre et cela suffit. Mais parce qu'apprendre est une analyse coût-bénéfice hautement stratégique et souvent difficile à réaliser, les adultes ont besoin de trouver un sens à ce qu'ils font et aux tâches auxquelles nous leur demandons de participer.
Au contenu du cours, qui doit servir des objectifs d'apprentissage clairement définis, doit s'ajouter une explication rigoureuse du sens donné à l'ensemble du dispositif : Pourquoi cette méthode ? Pourquoi cet exercice ? Pourquoi le faire maintenant ?
EXPÉRIENCE ANTÉRIEURE DE L'APPRENANT
Tout au long de leur vie, les adultes ont développé leur confiance en soi, leur estime de soi et leur identité personnelle. Cependant, il arrive qu'ils les perdent ou qu'elles soient mises à rude épreuve. Par conséquent, les adultes en formation doivent se sentir responsables de leur propre apprentissage, mais ils doivent également affirmer cette identité, d'une manière ou d'une autre. Leur parcours doit donc être balisé, mais il doit aussi permettre une certaine autonomie organisationnelle. La discussion en salle de classe doit être libre et respectueuse, afin de permettre une expression ouverte et franche du parcours de chacun.
De par leur nature même, les adultes en formation apportent une richesse d'expériences et de connaissances accumulées tout au long de leur vie. Cela doit être intégré dans le cours. Mieux encore, elle doit en faire partie intégrante. Leur permettre de s'exprimer et de partager des idées avec le groupe permettra non seulement d'alimenter le contenu du cours en éléments concrets, mais aussi aux apprenants d'affirmer ce qu'ils sont et de se remémorer ce qu'ils ont vécu. En bref, ils deviendront partie intégrante du cours.
LA DISPOSITION À APPRENDRE
Les adultes s'engagent dans l'acte d'apprendre si c'est le bon moment pour eux et si le défi est à leur portée. S'ils sont en classe, c'est parce que les avantages calculés l'emportent sur les coûts. Ils ne prendront des risques que dans un territoire sûr et bien balisé, supervisé par des activités conçues spécifiquement pour eux et pleines de sens.
Alors que les jeunes apprenants sont souvent focalisés sur le contenu, les adultes sont plus intéressés par le développement de leurs compétences, la résolution de problèmes, la gestion de situations réelles et l'obtention de résultats pratiques qui peuvent être appliqués dans leur vie professionnelle.
La théorie de la motivation au travail développée par les psychologues Edward Deci et Richard Ryan s'applique parfaitement à l'apprentissage. Alors que les jeunes apprenants sont sensibles à la motivation extrinsèque dans le cadre de leurs études (contraintes sociales, familiales, etc.), leurs aînés sont davantage poussés par des facteurs internes, appelés "motivation intrinsèque".
Cette motivation à apprendre découle des raisons qui les ont poussés à reprendre leurs études, parfois au détriment de leur temps libre ou de leur vie de famille. C'est une motivation parfaitement efficace pour l'apprentissage car elle amène l'apprenant à travailler pour lui-même plutôt que pour les autres, à développer ses compétences plutôt qu'à se focaliser sur la note.
TESTER UNE NOUVELLE MÉTHODE
En intégrant ces dimensions, nous avons développé une nouvelle méthode à l'intention des facultés pour l’enseignement aux adultes - en particulier dans le domaine des sciences humaines ou des sciences de gestion. Elle peut se résumer ainsi : "Écrire l'indicible et l'incompris pour mieux apprendre et comprendre".
Voici les éléments clés de la méthode et la façon dont les apprenants adultes y ont réagi dans les cours de gestion de crise et de leadership sur une période de 10 ans.
- GESTION DE CRISE
Dans ce cours, le public était composé de cadres en exercice et de stagiaires d'une grande entreprise publique de production et de distribution d'électricité. Avant le cours, il leur a été demandé de raconter par écrit une situation de crise qu'ils avaient vécue, soit en tant que participant actif, soit en tant que spectateur. Pendant le séminaire, les stagiaires ont présenté leurs expériences une par une et ont partagé leurs sentiments sur les différents problèmes qu'ils avaient rencontrés.
Lorsqu'un cas a été décrit avec la solution apportée, la grande majorité des participants a été surprise par le choix de l'un d'entre eux et une discussion animée s'en est suivie. Le formateur a joué le rôle de modérateur, suscitant le débat par des questions de clarification et revenant ensuite à la grille de lecture théorique pour tenter d'éclaircir certains points.
- COURS DE LEADERSHIP
Dans ce cours, le formateur a utilisé autant que possible des cas réels pour stimuler la discussion. Choisis avec soin pour leur impact potentiel, ces cas peuvent faire parler les gens et susciter des témoignages dont ils se souviendront tout au long de leur carrière.
Ainsi, une stagiaire chef d'équipe a raconté le jour où elle a sauvé la vie d'un membre de son équipe. Elle a eu un pressentiment et a envoyé des pompiers au domicile de la collaboratrice. Ils ont découvert qu'elle avait tenté de se suicider ; heureusement, ils l'ont réanimée. La classe a écouté attentivement et de nombreux débats ont eu lieu sur des notions fondamentales qui dépassaient le cadre du cours, comme la responsabilité, la culpabilité et la sensibilité.
Depuis quelques années, les étudiants adultes du cours de leadership sont invités à rédiger leur travail de fin de semestre sous la forme d'une étude de cas, toujours basée sur une situation réelle. Les témoignages sont d'une richesse exceptionnelle et la précision des détails et du vécu va de pair avec l'originalité, voire l'extrême dureté des situations, d'où le terme d'indicible. La réaction d'un stagiaire est particulièrement marquante : "Ça m'a fait mal (de le raconter) mais finalement ça m'a fait du bien".
C'est un peu comme si l'écriture avait une dimension curative : une guérison, non seulement par les mots, mais aussi par la distanciation qu'elle peut apporter. C'est d'autant plus vrai lorsque la situation initiale a été vécue difficilement, voire comme un traumatisme rarement partagé. Le caractère non moralisateur de l'exercice permet aux stagiaires adultes de révéler des situations qui ont pu les submerger dans le passé, mais aussi d'y revenir en les analysant et en mettant en balance les connaissances expérientielles désormais acquises.
Les témoignages et les analyses peuvent inclure le type d'affirmation suivant : "Je me suis fait avoir". On demande ainsi aux apprenants de mettre en relation leur expérience avec les cadres, concepts ou notions qui sont censés éclairer la situation. L'apprentissage par l'expérience décrit dans l'ouvrage de David Kolb, Experiential learning : L'expérience comme source d'apprentissage et de développement, est engagé.
Parmi les situations traitées par les stagiaires ces dernières années, il y a eu le cas d'un manager extrêmement autoritaire qui a fait souffrir ses équipes et a brisé les liens de solidarité construits depuis de nombreuses années. Un autre cas concerne l'arrivée d'un directeur qui a généré une croissance des ventes et tissé des liens d'amitié avec ses collègues, mais qui s'est avéré être un manipulateur et un escroc. Dans un troisième cas, une femme s'est vu proposer une évolution de carrière avantageuse, à condition de rejoindre une équipe dont le manager avait une réputation de harceleur. Elle a accepté et a dû se battre pour défendre son intégrité.
CONSEILS PRATIQUES POUR LES FORMATEURS
Pour ceux qui souhaitent adopter cette méthode d'enseignement, voici quelques conseils pratiques :
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Demander des exemples de situations professionnelles
Demandez aux étudiants des exemples de situations de leur vie professionnelle (succès, difficultés, échecs, projets, faillites, lancements de produits, innovations, etc.) qu'ils ont personnellement vécues ou dont ils ont été témoins. Dites-leur de ne pas s'autocensurer et de donner le plus de détails possible sur la personnalité des différents acteurs, le type de contexte organisationnel, l'ancienneté de l'entreprise ou des membres du personnel, son histoire, sa culture, ses pratiques, ses produits et services. Plus la situation les a interpellés, plus elle les a parfois mis à l'épreuve, plus il est important de la réinterpréter et de l'analyser.
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Illustrer la nécessité de développer des compétences
A l'évidence, cette situation devrait illustrer la nécessité de développer ou de renforcer leurs compétences managériales, ainsi que leur capacité à s'interroger, à comprendre et à agir. Après avoir décrit la situation de la manière la plus neutre possible dans la première partie, ils l'analyseront dans la deuxième partie.
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Structurer la présentation de la situation et intégrer des concepts théoriques
La nécessité d'effectuer cette analyse à la lumière de ce qu'ils ont déjà appris en cours, en fournissant entre deux et quatre lignes de questionnement théorique (basées sur des concepts, des notions et des grilles de lecture abordées ou non en cours) les aidera à mieux comprendre la situation qu'ils ont vécue. Amenez-les à développer les questions que cette situation a soulevées et la manière dont ils les ont traitées par la suite.
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Adopter une posture bienveillante et non-jugeante et favoriser une écoute active
Tant dans les débats suscités par les études de cas que dans la lecture et l'exploitation en classe des travaux d'adultes en formation, il est conseillé au formateur d'adopter une posture de non-jugement, voire de neutralité bienveillante, afin de valoriser les parcours des étudiants. Il doit également faire preuve d'une écoute active pour animer le débat, tout en découvrant parfois avec eux les histoires incroyables qui peuplent nos organisations.
A titre d'exemple, un apprenant adulte a confié à son formateur la mission de consultants percutants qui venaient d'arriver dans son entreprise, leader mondial dans son secteur d'activité : "Ils m'ont demandé si je faisais partie du comité exécutif et quand j'ai répondu que non, ils m'ont dit : "Ça veut dire que tu n'es pas un vrai homme" ». Un éclat de rire général a alors secoué la classe devant la grossièreté des consultants, renforçant l'envie de poursuivre le partage d'expériences.
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Encouragez la participation des apprenants
Ce qui semble ressortir de cette expérimentation, c'est avant tout l'intérêt porté par les adultes à cette forme de travail qui enrichit leur expérience bien plus qu'un simple examen théorique.
L'intérêt du formateur est également stimulé, car il découvre des situations riches qui peuvent, à l'occasion, susciter fortement la réflexion et alimenter les cours.
Cet exercice peut également donner lieu à des partenariats d'écriture dans lesquels le formateur et l’apprenant publient ensuite ensemble du matériel pédagogique qui sera utilisé les années suivantes.
Vincent Calvez est titulaire d'un doctorat de l'Ecole Polytechnique et d'un MSc de HEC-Montréal, où il a commencé à enseigner en 1993. A l'ESSCA, il est responsable des cours de management et dirige l'Institut des entreprises familiales. Ses recherches portent sur la gestion de crise, la méthode des incidents critiques et des cas, ainsi que sur les conflits au sein des entreprises familiales. Il a publié trois ouvrages et une quarantaine d'études de cas.
Stéphane Justeau est docteur en sciences économiques et enseigne depuis 2000. Il a été formé à l'Université de Lausanne et à l'Open University, où il a obtenu un Postgraduate Certificate in Academic Practice. Il est responsable de l'Institut de pédagogie avancée de l'ESSCA, où il forme les membres de la faculté de l’ESSCA, ainsi que des professeurs d'autres universités et écoles en France et à l'étranger. Précédemment doyen de la faculté, il est aujourd'hui doyen associé à la pédagogie.
Cet article a été publié à l'origine dans le magazine de l'AMBA consacré à l'éducation - Ambition, octobre 2023.