Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA
Les Jeux olympiques, les connaisseurs et les supporters

On a dit que le public des Jeux Olympiques de Paris 2024 comprenait des connaisseurs et des amateurs (« La magie des Jeux, c’est de rassembler de fins connaisseurs [d’une] discipline et de parfaits novices ») (1). Parmi eux, on comptait bien sûr quantité de supporters. On peut toutefois se demander si les qualités de connaisseur et de supporter sont compatibles : ce dernier est partial, tandis que le connaisseur est objectif, donc impartial – ce qui, en théorie, devrait l’empêcher de jouer pleinement le rôle de supporter.

Illustration par Margaux Anquetil

La championne olympique Laura Flessel observait à propos des récentes compétitions d’escrime au Grand Palais :

« Il y a un public de connaisseurs, mais il y a aussi un public très engagé. On avait besoin de ce chauvinisme à la française pour pousser nos tireurs. On a crié toute la journée pour les encourager. Et tant pis si on a la voix cassée demain, on prendra du miel. » (2)

De son côté, le journaliste Vincent Duluc a comparé les « Olympix », des spectateurs qui « ne s’intéressent à un sport qu’au moment des J.O. » (3), aux « connaisseurs » :

« Le judo est sans doute le sport où la différence entre les Olympix et les connaisseurs est la plus flagrante. Il y a les premiers qui crient et réclament des pénalités à tout bout de champ, tandis que les seconds s'agitent car ils anticipent les phases de jeu : au bout du compte, ces deux bruits se complètent. » (4)

Ces deux citations posent le problème de la compatibilité des qualités de connaisseur et de supporter. Nous pouvons tenter de le résoudre en nous penchant sur les caractéristiques du connaisseur.

Celui-ci s’y connaît dans un domaine particulier, par exemple une discipline sportive : il a les compétences requises pour produire un jugement sûr, susceptible d’être reconnu comme valide par d’autres connaisseurs. Bien que des connaisseurs puissent avoir des avis différents, leurs jugements sont toujours fondés sur de bonnes raisons. Ces raisons sont objectives, c’est-à-dire qu’elles ne subissent pas l’influence de leurs intérêts personnels (5). Une telle objectivité est presque équivalente à l’impartialité, comme l’exprime cette définition :

« Attitude, disposition d’esprit de celui qui ‘voit les choses comme elles sont’, qui ne les déforme ni par étroitesse d’esprit, ni par parti pris ». (6)

La critique d’art Marie-Geneviève de La Coste-Messelière comptait l’« objectivité désintéressée » parmi les qualités du connaisseur (en l’occurrence du connaisseur en matière d'art), à côté, entre autres, de la clairvoyance, de la largeur d'esprit, du recul et du détachement (7). La clairvoyance joue un rôle essentiel. Afin de distinguer le connaisseur du spectateur ignorant, François Guizot notait que « le connaisseur regarde les beautés d'un tableau qu’il voit ; celui qui ne l'est pas regarde le tableau sans en voir les beautés » (8).

L’objectivité désintéressée évoque l’impartialité (9), mais comment la définir précisément ? L’une des réponses possibles est d’évoquer la norme selon laquelle « il faut traiter les cas similaires de façon similaire ». Elle peut valoir critère d’impartialité. Pour le philosophe Peter Railton, cette norme correspond à l’une des caractéristiques communément admises de la moralité. On la retrouve dans beaucoup de situations, par exemple la rupture de promesses :

« Si deux actes de rupture de promesse sont en tous points identiques, il en résulte que, si l’un d’eux est mauvais ou s’il est jugé blâmable, l’autre doit l’être aussi. Les différences propres aux personnes concernées ne peuvent rien y changer. » (10)

La norme « il faut traiter les cas similaires de façon similaire » s’applique aisément à notre propos : si un athlète étranger accomplit la même action qu’un athlète appartenant au même pays que celui du connaisseur, celui-ci, parce qu’il est un connaisseur, attribuera la même valeur aux deux actions.

Cette norme a fait l’objet de critiques. Le philosophe Bernard Gert estime qu'elle n’est pas pertinente, bien que, selon lui, elle représente « la caractérisation la plus courante de l’impartialité » (11). Gert le montre à partir d’un exemple sportif, emprunté au baseball, que nous transposons au football. Considérons le cas d’un arbitre. Au début de la partie, il se montre indulgent lorsque des fautes sont commises par l’une ou l’autre des équipes. Cependant, il finit par interpréter l’attitude de certains joueurs à son égard comme un manque de respect. Dès lors, il sanctionne durement les fautes pour lesquelles il se montrait indulgent au début de la partie. Dans ce cas, l’arbitre ne traite pas des cas similaires de façon similaire, mais il demeure impartial, puisqu’il ne favorise pas une équipe au détriment d’une autre.

Ruwen Ogien observe que la norme « il faut traiter les cas similaires de façon similaire » est « une règle de cohérence formelle qui nous demande de persister dans nos jugements moraux sans expliquer ce qui les justifie » (12). Elle n’a de valeur que si le « jugement initial » est moralement justifié. Par exemple, dans le fait de juger qu’« Hitler était un brave homme » et que, par application de la norme, « tous ceux qui se comportent comme Hitler sont de braves gens » (une conclusion aberrante et scandaleuse), le jugement initial « Hitler était un brave homme » est évidemment problématique. Le problème de la pertinence du jugement initial n’a pas lieu d’être dans le cas qui nous intéresse : les deux athlètes, l’étranger et le compatriote, accomplissent des gestes ou des techniques similaires, ce qui autorise l’application de la norme « il faut traiter les cas similaires de façon similaire » (13).

Si le connaisseur d’une discipline sportive juge de façon impartiale, il est peu probable qu’il se comporte avec une partialité ostentatoire, ce qui ne l’empêche pas de préférer la victoire de ses compatriotes. Il dira par exemple, sans exubérance :

(a) « Je suis content que ce compétiteur, un compatriote, ait remporté l’épreuve »,

puis il ajoutera, avec le même calme désintéressé :

(b) « Si l’on observe avec attention la manière dont l’épreuve s’est déroulée, il apparaît que le vaincu a respecté l’esprit du jeu, à l’inverse du vainqueur, qui a privilégié le calcul ».

Un supporter, en revanche, sera susceptible de dire (a) (avec exubérance) et d’omettre de dire (b), voire de ne pas être capable, faute de compétence, de penser même à (b)…


Références

(1) « Les yeux du monde se posent sur l’escrime montbéliardais », L'Est Républicain, 29 juillet 2024.

(2) « JO 2024 - Escrime. ‘Je n’ai jamais connu ça’ : l’ambiance du Grand Palais les a déjà comblés », Ouest-France, 28 juillet 2024. Voir aussi, sur un mode critique, « Les Français sont-ils en train de pulvériser le record olympique du chauvinisme ? », Die Tageszeitung, reproduit dans le Courrier International, 8 août 2024.

(3) « Paris 2024 : les ‘Olympix’, ces Français devenus experts du sport sur le tas », France Télévisions, 6 août 2024. Le mot est « utilisé par les connaisseurs pour railler ceux qui s’intéressent à un sport uniquement lors des grandes compétitions », et qui « ont la mauvaise habitude d’exhiber leur science fraîchement acquise » (« Les ‘Olympix’, ces nouveaux toqués de sport accros aux JO », Le Figaro, 6 août 2024).

(4) « Les ‘Olympix’, ces nouveaux toqués… », op. cit.

(5) Il est toutefois difficile d’affirmer que le connaisseur peut avoir une attitude absolument indépendante de ses valeurs et de ses intérêts personnels. A propos du scientifique, Daniel Andler observait qu’une objectivité pure supposerait pour lui de « s’exclure par la pensée du monde qu’il étudie » (« L’ordre humain », in D. Andler, A. Fagot-Largeault & B. Saint-Sernin, Philosophie des sciences, Volume 2, Editions Gallimard, Folio Essais, 2002).

(6) A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 18ème édition, 1972.

(7) M.-G. de La Coste-Messelière, « Connaisseurs », Encyclopædia Universalis France, 5ème édition, Volume 4, 1972.

(8) M. F. Guizot, Dictionnaire universel des synonymes de la langue française, 6ème édition, Didier et Cie, 1863.

(9) La déduction proposée dans notre introduction : « le connaisseur est objectif, donc impartial », provient de la définition issue du Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Comme l’indique Christian Godin, l’identité entre objectivité et impartialité peut valoir pour l’exercice du jugement (Dictionnaire de philosophie, Librairie Arthème Fayard / Editions du temps, 2004).

(10) P. Railton, « Realism and its alternatives », in J. Skorupski (dir.), The Routledge companion to ethics, Routledge, 2010.

(11) B. Gert, « Moral impartiality », Midwest Studies in Philosophy, 20(1), 1995, p. 102-128.

(12) R. Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 2011.

(13) Ogien considère que cette norme est une « expression » de « l’exigence morale d’impartialité ». Mais on peut estimer que le terme « cohérence », qu’il emploie en parlant d’une « règle de cohérence formelle », est plus adéquat. Le philosophe Roderick Firth défend cet argument (Philosophy and Phenomenological Research, 12(3), 1952, p. 317-345).


 

Pour citer cet article : Alain Anquetil, « Les Jeux olympiques, les connaisseurs et les supporters », Blog Philosophie et Ethique des Affaires, 22 août 2024.

 

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