Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA
Les masques peuvent-ils vraiment « tomber » ?

Lors de la conférence de presse du mercredi 12 juin 2024, trois jours après l’annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale, le Président de la République, Emmanuel Macron, a déclaré : « Depuis dimanche soir, les masques tombent et la bataille des valeurs éclate au grand jour » (1). Sans chercher à analyser la pertinence de l'expression « les masques tombent » dans le contexte électoral que nous connaissons aujourd’hui, il vaut la peine d’en explorer la signification.

Illustration par Margaux Anquetil

« Tomber le masque » ou « jeter le masque » signifient « se montrer sous sa véritable apparence, cesser de dissimuler » (2). Ici le « masque » ne désigne pas l’« objet représentant un visage ou une gueule animale, qui symbolise un affect, un comportement ou un rôle, porté par les acteurs de théâtre dans diverses cultures » (3). Il symbolise plutôt « toutes les attitudes trompeuses, la fourberie », l’« apparence trompeuse sous laquelle on s’efforce de cacher ses vrais sentiments » (4). L’idée de « clarification » mise en avant par le Président de la République visait précisément à révéler, le cas échéant, de telles « attitudes trompeuses » (5).

Cette interprétation – le masque compris comme dissimulation de la réalité ou de la vérité – soulève toutefois une difficulté. Si l’on associe le masque que porte une personne au rôle qu’elle joue dans la société ou dans le cadre de rapports interpersonnels, l’expression « tomber le masque » devient problématique. Les masques des responsables politiques concernés par la récente dissolution de l’Assemblée nationale ne sont pas « tombés » : ces responsables ont continué à remplir leurs rôles – à porter leurs masques. Certains ont pu, certes, « clarifier » leurs positions après la dissolution, mais ils l’ont fait en restant dans leurs rôles ou à partir de leurs rôles.

À l’appui de cette seconde interprétation, il est possible d’avancer l’argument bien connu selon lequel nous tenons à nos masques, notamment parce qu’ils nous identifient, nous permettent d'entrer en relation avec les autres et nous protègent. Nietzsche l’affirmait dans un aphorisme sur « le problème du Comédien ». Dans l’extrait qui suit, il décrit l’absorption d’un acteur dans son rôle, puis généralise son propos :

« Être faux en toute candeur ; feindre avec volupté, avec une volupté qui déborde si puissamment qu’elle bouscule, inonde, éteint parfois, ce qu’on appelle le ‘caractère’ ; désirer ardemment, du plus profond de son être, se fondre dans un rôle, un masque, une apparence ; regorger de facultés d’assimilation de toutes sortes qui ne savent plus se satisfaire au service de l’étroite utilité immédiate : voilà qui ne fait peut-être pas que les comédiens… » (6)

Ce n’est pas seulement que la société impose à chacun de porter des masques : le masque possède en lui-même une « force assimilante » qui répond à une certaine disposition psychologique (7).

C’est ainsi que, dans la vie sociale, nous vivons « au pays des masques » :

« [Nous] passons humblement l’habit sous lequel (pour lequel) on nous prend, on nous estime, on nous recherche, et nous allons ainsi vêtus en société, c’est-à-dire au pays des masques qui ne veulent pas qu’on les dise tels ; et nous aussi nous agissons comme tous ces masques avisés, et nous éconduisons d’une façon polie toute curiosité qui ne vise pas notre ‘costume’. » (8)

Naturellement, il peut exister des moments où l’on tombe littéralement le masque, où l’on devient une personne singulière, dénuée de rôle. Il peut s’agir de moments de stupeur, au cours desquels notre rôle ne « contrôle » plus nos réactions, ou de moments de confession, d’autocritique, de révélation, de conversion. Dans la vie des affaires, ils peuvent aussi survenir dans le contexte de ce que le philosophe Robert Solomon appelait « cette histoire tragique si banale : celle de l’employé victime de pressions qui viole ses ‘valeurs personnelles’ car, d’un point de vue purement professionnel, il ‘n’avait vraiment pas le choix’ » (9). À l’occasion d’un moment du genre de ceux que nous venons d’évoquer – un moment de crise personnelle –, cet employé pourrait désirer mettre fin à son conflit de valeurs, c’est-à-dire, en un sens littéral, « tomber le masque ».

Le concept de masque se prête volontiers aux métaphores. On en trouve une illustration frappante dans un article relevant de l’éthique des affaires académique. La métaphore qu’il propose est fondée sur les masques que portaient les acteurs de la commedia dell’arte, qui représentaient des personnages typiques (Arlequin, Brighella, Pantalon, Colombine…). Les auteurs de l’article (dont Edward Freeman, le créateur et promoteur de la « théorie des parties prenantes ») soulignent une sorte de paradoxe : alors que ces masques sont fixes, rigides, prédéterminés, les comédiens jouissent au contraire d’une grande liberté d’interprétation, incluant le recours à l’improvisation. C'est ici que se manifeste la métaphore :

« Si nous transposons la métaphore du masque au monde des entreprises, nous voyons que ce qui importe pour que les acteurs jouent avec succès un ‘rôle’ prédéterminé, c’est qu’ils conservent leur liberté créative et qu’ils ‘remplissent la coquille’ [leur rôle] avec leur propre humanité. De même, nous pouvons imaginer que les managers performants des entreprises devraient ‘remplir le rôle’ qui leur est confié (ou qu’ils ont choisi) en exprimant librement leur créativité et leur personnalité. » (10)

Les acteurs de la commedia dell’arte « créent un sens partagé dans un processus de collaboration » où chacun interagit avec ses partenaires. Les acteurs des entreprises devraient pouvoir se conduire de façon similaire. Non seulement ils exprimeraient alors leur humanité, mais ils contribueraient aussi à rendre caduque la recherche de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle puisque, derrière leurs « masques » professionnels, ils manifesteraient leur personnalité propre, leur moi authentique.

Les auteurs de l’article poussent-ils la métaphore un peu loin ? Leur argument semble en tout cas ajouter un élément à notre brève exploration : les masques n’ont pas besoin de « tomber » pour révéler une vérité, par exemple l’authenticité d’une personnalité ; ils sont des formes – des « coquilles » – stables, nécessaires à la vie sociale, que chaque personne devrait (selon les auteurs) faire vivre en apportant sa propre humanité.


Références

(1) « Législatives 2024 : ‘Les masques tombent et la bataille des valeurs éclate au grand jour’, déclare Emmanuel Macron », LCP, 12 juin 2024.

(2) A. Rey et S. Chantreau, Dictionnaire des expressions et locutions, Dictionnaires Le Robert, 2003.

(3) CNRTL.

(4) Respectivement Dictionnaire des expressions et locutions, op. cit., et Dictionnaire Larousse.

(5) « La dissolution permet, seule, la clarification des choses » (« Législatives 2024 : ‘Les masques tombent…’ », op. cit.).

(6) Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft (« la gaya scienza »), 1882, tr. A. Vialatte, Le gai savoir, Editions Gallimard, 1950, §361.

(7) J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont / Jupiter, 2ème édition, 1982. Cette « force assimilante » se manifeste également aux personnages de fiction : « Le symbolisme du masque s’est prêté à des scènes dramatiques, dans des contes, des pièces, des films, où la personne s’est identifiée à tel point à son personnage, à son masque, qu’elle ne peut plus s’en défaire, qu’elle ne peut plus arracher le masque ; elle est devenue l’image représentée ».

(8) Le gai savoir, op. cit., §365.

(9) R. C. Solomon, « Corporate roles, personal virtues: An Aristotelean approach to business ethics », Business Ethics Quarterly, 2(3), 1992, p. 317-339, tr. fr. C. Laugier, « Rôles professionnels, vertus personnelles : une approche aristotélicienne de l’éthique des affaires », in A. Anquetil (dir.), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, 2011.

(10) S. de Colle, R. E. Freeman, B. Parmar & L. de Colle, « Practicing human dignity: Ethical lessons from Commedia dell’arte and theater », Journal of Business Ethics, 144, 2017, p. 251-262.


Pour citer cet article : Alain Anquetil, « Les masques peuvent-ils vraiment ‘tomber’ ? », Blog Philosophie et Ethique des Affaires, 21 juin 2024.

 

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