Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

On se réfère souvent à la célèbre distinction de Max Weber entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité – que, selon lui, les hommes politiques devraient s’efforcer de concilier. La distinction entre ces deux maximes et leur possible conciliation sont mentionnées dans ce fameux passage de La profession et la vocation de politique « [L]’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ne sont pas des contraires absolus, mais elles se complètent l’une l’autre, et c’est ensemble seulement qu’elles constituent l’homme authentique, celui qui peut avoir la ‘vocation pour la politique’ ». Avant ce passage, Weber cite la formule (encore plus célèbre) qu’aurait prononcée Martin Luther en conclusion de son audition à la Diète de Worms en 1521 : « Je ne peux pas faire autrement, je m’arrête ici ». Si l’on comprend que cette formule exprime les limites posées par l’éthique de conviction à l’éthique de responsabilité, elle mérite d’être examinée en tant que telle. Nous rendons compte ici de l’interprétation philosophique qu’en proposa Harry Frankfurt, dont Nathalie Maillard a donné une intéressante analyse.

Illustration par Margaux Anquetil

On connaît les termes de la distinction que fait Max Weber entre les deux maximes de l’éthique (1). L’éthique de conviction est une éthique absolue, qui est fondée sur l’intention et non seulement sur les conséquences prévisibles de l’acte qu’on envisage d’accomplir, qui refuse l’emploi de moyens mauvais, qui ne supporte pas l’« irrationalité éthique du monde » et qui, de ce fait, conduit à imputer au monde les conséquences mauvaises résultant d’actes accomplis par pure conviction. L’éthique de responsabilité suppose que l’on accomplisse des actions permettant de réaliser les buts que l’on s’est fixés, ce qui suppose une évaluation des conséquences et, le cas échéant, le recours à des moyens que l’on préfèrerait éviter – sans toutefois que cela implique de retenir n’importe quel moyen (2). Comme l’écrit Max Weber :

« [L]’éthique de la conviction [n’est pas] identique à l’absence de responsabilité, et l’éthique de la responsabilité à l’absence de conviction. Il n’est naturellement pas question de cela. Mais il y a une opposition profonde entre l’action qui se règle sur la maxime de l’éthique de la conviction (en termes religieux : ‘le chrétien agit selon la justice, et il s’en remet à Dieu pour le résultat’), et celle qui se règle sur la maxime de l’éthique de responsabilité selon laquelle l’on doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action. »

Deux points méritent d’être soulignés. En premier lieu, l’opposition entre les deux éthiques n’exclut pas, comme nous l’avons vu dans l’introduction, qu’elles puissent être conciliées dans la prise de décision et dans l’action, une conciliation que Max Weber juge souhaitable chez l’homme qui prétend à la vocation pour la politique.

En second lieu, Weber cite un propos du théologien Martin Luther issu d’un cours sur le livre de la Genèse (« Le chrétien agit selon la justice, et il s’en remet à Dieu pour le résultat ». Cet appel à Luther n’a rien de surprenant si l’on considère l’importance que la sociologie des religions revêt chez Weber. Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, par exemple, il analysait la notion de Beruf chez Luther – « métier » ou « profession » dans un contexte religieux, « vocation » dans un contexte professionnel (3) –, à laquelle il consacrait un chapitre. Et dans La profession et la vocation de politique, il faisait précéder le passage que nous avons cité dans l’introduction par une autre citation de Luther, en italiques ci-dessous :

 « Il est extrêmement bouleversant […] d’entendre un homme mûr, peu importe qu’il soit jeune ou vieux quant au nombre des années, qui éprouve réellement et de toute son âme cette responsabilité pour les conséquences et qui agit selon l’éthique de responsabilité, dire à un moment quelconque : ‘Je ne peux pas faire autrement, je m’arrête ici’. C’est là une attitude authentiquement humaine et elle est émouvante. […] Dans cette mesure l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ne sont pas des contraires absolus, mais elles se complètent l’une l’autre, et c’est ensemble seulement qu’elles constituent l’homme authentique, celui qui peut avoir la ‘vocation pour la politique’. »

Si Weber choisit de citer les mots que Luther aurait prononcés à la Diète de Worms (4), c’est parce qu’ils expriment une limite essentielle à la mise en œuvre de l’éthique de responsabilité par les dirigeants politiques – une maxime vers laquelle Weber penchait presque jusqu’à ce passage de La profession et la vocation de politique, et dont Raymond Aron disait qu’elle « est celle que ne peut pas ne pas adopter l’homme d’action » (5). Cette limite signifie que l’homme politique doit préserver ses convictions si son action risque de les mettre en péril. Selon les mots du sociologue Jean-Hugues Déchaux, elle n’a pas un caractère strict mais s’inscrit dans un mouvement dialectique, un mouvement qui permet de parvenir à un compromis, à un « équilibre radicalement contingent, révisable selon la tension entre les polarités » :

« Weber illustre cette figure du compromis par l’exemple d’un homme politique chez qui l’éthique de conviction servirait de garde-fou moral à la responsabilité des conséquences qui l’anime. Délibérant avec lui-même, il pourrait déclarer à l’instar de Martin Luther lors du Discours devant la Diète de Worms (1521) : 'Je ne peux faire autrement, je m’arrête ici'. Weber y voit la marque éthique d’une attitude 'authentiquement humaine'. Donc, l’éthique de responsabilité ne doit pas étouffer l’éthique de conviction. Le compromis par complémentarité est nécessaire. » (6)

On pourrait comprendre la formule de Luther comme l’intervention déterminante, dans la délibération précédant l’action, de « certaines convictions profondes », pour reprendre les termes du philosophe Wright Neely (7). Cela suggère une interprétation rationaliste de la nature psychologique et pratique du « Je ne peux pas faire autrement, je m’arrête ici ».

La raison demande de choisir l’option A plutôt que l’option B si les raisons de faire A sont meilleures que les raisons de faire B. Cela vaut également lorsqu’on est déjà engagé dans une action, à l’instar de Socrate qui avait choisi de rester en prison à la suite de sa condamnation à mort (un exemple de Neely). Criton, son ami, aurait pu le convaincre de s’évader en avançant des raisons qu’il jugeait « bonnes et suffisantes » (8). Si Socrate les avait également considérées comme « bonnes et suffisantes », il aurait sans doute choisi l’évasion :

« Nous avons toutes les raisons de croire que Socrate se serait échappé en une minute si on lui avait présenté ce qu’il considérait comme une raison bonne et suffisante de le faire. » (9)

On pourrait aussi soutenir que Luther aurait pu changer d’avis en considérant des raisons « bonnes et suffisantes », plutôt que d’affirmer devant la Diète : « Je ne puis et ne peux rien révoquer, car il est dangereux et il n’est pas droit d’agir contre sa propre conscience » (10).

Mais l’impossibilité ou la nécessité que suggère la formule de Luther peut recevoir une explication qui n’est pas fondée sur la raison. Max Weber lui-même y voyait l’expression « émouvante » d’une « attitude authentiquement humaine » et Raymond Aron « l’affirmation inconditionnelle d’une volonté, quelles qu’en soient les conséquences » (11).

L’idée d’une « affirmation inconditionnelle d’une volonté » introduit à l’interprétation de la formule de Luther, fondée sur la volonté, qui a été proposée par le philosophe Harry Frankfurt. La volonté est un pouvoir d’agir, une faculté ordonnatrice, qui est liée à la fois aux « choses qui ont de l’importance pour nous » et à notre identité personnelle (12). Nathalie Maillard décrit ainsi la thèse de Frankfurt :

« [C]ertaines choses ont […] une importance pour nous, elles sont si intimement liées à notre identité, qu’elles s’imposent dans notre vie pratique comme des ‘nécessités’, en limitant radicalement le champ de ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire. […] La nécessité dont parle Frankfurt ne vise pas des situations où nous sommes incapables d’agir d’une certaine manière, mais des situations où nous sommes incapables de vouloir autrement. » (13)

Il arrive que nous soyons « incapables d’agir d’une certaine manière » parce que nous sommes soumis à des contraintes extérieures ou psychologiques, par exemple un désir irrépressible, une forte émotion ou une fatigue insurmontable. Mais dans le genre de cas envisagé par Frankfurt, où une ligne de conduite s’impose à la personne, celle-ci ne peut vouloir agir autrement, quand bien même elle aurait de bonnes raisons de le faire. Elle jugerait même impensable de faire autrement car cela irait à l’encontre à la fois de ce qu’elle considère comme essentiel et de ce qui constitue sa propre identité. Voici la manière dont Frankfurt interprète la formule de Luther :

« Ce qu’il voulait dire n’est pas que ces raisons [de dire : ‘Je ne peux pas faire autrement, je m’arrête ici’] ne lui laissaient aucune alternative que la position qu’il avait choisie d’adopter. Il était plutôt en train de dire quelque chose sur lui-même. Selon moi, il a voulu dire quelque chose comme ceci : qu’il ne pouvait s’empêcher d’être conduit par les considérations en faveur de sa position, que même s’il essayait de donner du poids à des considérations qui le portaient vers une position différente, il constatait qu’il était impossible de le faire ; quelle que soit la valeur objective, logique ou morale, des considérations qui le motivaient, il les vivait comme irrésistibles. » (14)

Cette « nécessité » d’agir, que Frankfurt appelle « nécessité volitive », car issue de la volonté, a paradoxalement un caractère involontaire. Frankfurt affirme qu’« une personne soumise à la nécessité volitive constate qu’elle doit agir comme elle le fait » (15). Cela ne signifie pas que la nécessité volitive agit en elle et sur elle comme si elle se trouvait sous le contrôle d’une force interne irrésistible. Au contraire, selon Frankfurt, les gens ont « tendance à considérer que [la nécessité volitive] renforce à la fois leur autonomie et leur force de volonté » (16), ce qui a pour effet de les libérer de ce qui fait obstacle à ce qu’ils veulent vraiment faire.

Il peut paraître étrange d’agir en raison d’une nécessité (la nécessité volitive) que la personne s’impose à elle-même et qui, de surcroît, lui est imposée de manière involontaire. Mais cette affirmation repose sur la conception, défendue par Frankfurt, du rôle de la volonté, qui non seulement guide la personne dans la sélection de ses désirs et de ses intérêts, mais qui intervient aussi dans son identification avec certaines de ses « caractéristiques psychiques ». Et si sa volonté n’est pas nécessairement placée sous son contrôle volontaire (n'oublions pas le « Je ne peux pas faire autrement » de la formule de Luther), elle joue également un rôle libérateur. Nathalie Maillard décrit comment cette expérience de libération est reliée à l’identité de la personne :

« Le caractère libérateur de l’expérience de la nécessité provient du fait que la contrainte est exercée par notre propre nature. La liberté éprouvée dans l’expérience de la nécessité volitive – ou dans les expériences qui se rapprochent de ce phénomène – n’est pas la liberté dans la création de soi, mais dans la certitude de soi et l’expression possible de ce que nous sommes. » (17)

« La certitude de soi et l’expression possible de ce que nous sommes » : ces mots pourraient être ajoutés au passage dans lequel Max Weber cite la formule « Je ne peux pas faire autrement, je m’arrête ici » de Martin Luther. Ils fournissent une explication du cas dans lequel une personne, par exemple un dirigeant politique, « décide » de s’« arrêter ici » afin de s’en tenir à ses convictions – ou, mieux, à sa « propre nature ».


Références

(1) M. Weber, Politik als Beruf, 1919, tr. C. Colliot-Thélène, La profession et la vocation de politique, La Découverte, 2003.

Dans l’introduction, les références issues des médias concernent notamment un article de Luc Ferry dans le Figaro du 21 décembre 2023 (« Morale et politique »), une interview de la professeur de philosophie politique Wendy Brown parue dans The Nation (« Wendy Brown: A conversation on our ‘nihilistic’ age », 10 janvier 2024), et les citations proviennent de La profession et la vocation de politique.

Nous avons récemment consacré une chronique philo aux maximes de Max Weber, que Jacques Delors, décédé en décembre 2023, combinait dans sa pratique politique : « Je ne balance pas entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, j’associe toujours les deux » (« Jacques Delors : la question de la conviction et la responsabilité », La chronique philo d’Alain Anquetil, euradio, 28 janvier 2024).

(2) Voir sur ce point Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1976.

(3) Selon les commentaires du traducteur Jacques Chavy dans l’édition française de la Librairie Plon, 1964.

(4) Considérés non dans une perspective historique ou biographique, mais, comme le souligne Nathalie Maillard, « comme illustrant un certain type de phénomène – une expérience d’incapacité ou de nécessité » qui s’exprime par cette question : « que voulons-nous dire […] quand, dans certaines circonstances, nous affirmons que nous sommes incapables d’agir de telle ou telle façon ou qu’il nous est impossible de décider ou de faire autrement ? » (N. Maillard, « ‘Ici je me tiens. Je ne puis autrement’. Sur la notion de ‘nécessité volitive’ chez H. G. Frankfurt », Revue de Théologie et de Philosophie, 146(1), 2014, p. 75-93).

(5) R. Aron, op. cit.

(6) J.-H. Déchaux, « Parenté, ‘polythéisme des valeurs’ et délibération. Variations wébériennes », Négociations, 25(1), 2016, p. 23-37. Le philosophe Philippe Raynaud exprime la manière dont ces deux éthiques peuvent être combinées : « Agir dans le monde, [c’est] soumettre ses convictions à l’épreuve de l’anticipation rationnelle des conséquences, parce qu’on accepte soi-même d’être en partie responsable du monde. [Et] l’éthique de la responsabilité est conduite à s’autolimiter pour reconnaître l’irréductibilité de la conviction. » (P. Raynaud, « Max Weber », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.)

(7) W. Neely, « Freedom and desire », The Philosophical Review, 83(1), 1974, p. 32-54.

(8) Ibid.

(9) Ibid.

(10) Cette citation de Luther est issue de l’article « Luther » de Georges Casalis dans Encyclopædia Universalis, 5ème édition, Volume 10, 1972.

(11) R. Aron, op. cit. Nous mettons les italiques.

(12) L’expression « faculté ordonnatrice » est empruntée à John Locke, An essay concerning human understanding, 1690, tr. J.-M. Vienne, Essai sur l’entendement humain, Vrin, 2001.

(13) N. Maillard, op. cit.

(14) H. G. Frankfurt, « On the necessity of ideals », dans Necessity, volition and love, Cambridge University Press, 1993.

(15) H. G. Frankfurt, The importance of what we care about, Cambridge University Press, 1988.

(16) Ibid.

(17) N. Maillard, op. cit.

 


Pour citer cet article : Alain Anquetil, « L’éthique de responsabilité de Max Weber et le « Je ne peux pas faire autrement, je m’arrête ici » de Martin Luther », Blog de philosophie et d’éthique des affaires, 7 février 2024.

 

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien