Parmi les entreprises occidentales qui ont quitté la Russie, certaines, comme Danone, ont été expropriées ou nationalisées (1). Ainsi, selon les termes figurant dans son rapport financier semestriel 2023, « Danone a pris acte du décret des autorités russes [du 16 juillet 2023] visant à placer Danone Russie (Produits Laitiers et d’Origine Végétale) sous l’administration externe temporaire de l’Agence fédérale russe Rosimushchestvo » (2). L’hypothèse d’une indemnisation ne semble pas envisagée, même si « Danone continuera à prendre les mesures nécessaires pour assurer la protection de ses actifs et ses droits d’actionnaire » (3). Une telle situation ne suscite pas seulement des analyses économiques, politiques et diplomatiques : elle peut aussi donner lieu à une analyse morale. L’une d’elles concerne un principe qui, notamment parce qu’il se rapporte à des « intérêts », semble pertinent : le principe d’égale considération des intérêts.
Il va de soi que l’expropriation temporaire de Danone en Russie (4) soulève des questions morales qui proviennent à la fois des circonstances dans laquelle elle a eu lieu et des conditions qui rendent une expropriation légitime – étant entendu, comme le rappelle la chercheuse Olajide Akinleye-Martins, que tout Etat « a le droit de contrôler les biens et les ressources économiques présents sur son territoire afin de réaliser ses objectifs, qu’ils soient économiques, politiques ou d'une autre nature » (5).
S’agissant des circonstances, le groupe Danone avait annoncé le 14 octobre 2022 qu’il transfèrerait le contrôle de ses activités et chercherait un repreneur (6). Or, la parution du décret annonçant le placement de la quasi-totalité de ses activités sous administration externe temporaire a pris de court l’entreprise (« Ces changements ont eu lieu sans que Danone ait été informé ou donne son approbation »), rendant vains les efforts que l'entreprise avait consentis – des efforts qui, en outre, semblaient recevoir l’assentiment des autorités russes (7).
S’agissant des conditions, une expropriation apparaît justifiée ou légitime si elle n’est pas discriminatoire, est d’utilité publique, a lieu dans le respect de la légalité et s’accompagne d’une juste compensation, c’est-à-dire d’une « indemnisation rapide, adéquate et efficace de l’investisseur étranger » (8). Les expropriations et nationalisations sont régies, en principe, par le droit international des investissements, dont la finalité est de « promouvoir et de protéger les activités des investisseurs étrangers privés » (9).
Au moment où nous écrivons cet article, nous ne disposons pas d’informations sur une possible indemnisation de Danone, mais il est probable qu’elle sera nulle (10). Quant à l’« utilité publique » de l’expropriation (sa contribution au bien-être général de la population russe), dont le calcul semble incomber naturellement à l’Etat russe (11), elle mérite un commentaire particulier.
Nous avons indiqué que Danone avait annoncé, le 14 octobre 2022, son intention de transférer le contrôle de ses activités en Russie. L’entreprise estimait en effet qu’il s’agissait « de la meilleure option pour assurer la continuité de la performance opérationnelle de cette activité, pour ses salariés, consommateurs et partenaires » (12). En outre, on lisait dans la presse qu’« au lendemain de l’offensive de Vladimir Poutine en Ukraine, Danone [affirmait] haut et fort : pas question de punir la population russe en la privant de biens essentiels » (13).
Ce souci du bien public est cohérent à la fois avec la mission du groupe Danone d’« apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » (14) et avec le but de tout État de maximiser le bien-être de sa population. Il est tentant d’interpréter cette dernière forme de cohérence comme une « équivalence » entre des intérêts.
Le philosophe Don Locke a proposé un principe d’égalité des intérêts (Principle of Equal Interests) qui mentionne ce genre d’équivalence : il consiste à « accorder le même poids aux intérêts égaux des personnes qui les possèdent » (15).
Ce principe permet de résoudre les conflits entre des intérêts divergents qui, selon Locke, sont souvent sous-jacents aux problèmes moraux, l’objectif étant de maximiser la satisfaction des intérêts de chacune des personnes concernées (16). La méthode consiste à « nous imaginer dans la position des différentes parties au conflit, en considérant leurs intérêts plutôt que les nôtres », puis à « combiner leurs différents points de vue » afin d’obtenir une solution qui, « en prenant toutes ces positions ensemble », sera plus satisfaisante pour chacune des parties que n’importe quelle autre.
Ce genre de méthode se heurte à une difficulté, que Locke discute dans son article : comment accorder un poids égal à des intérêts dont la valeur morale peut être différente ? Si, dans une situation de choix, telle personne défend une position favorable à la protection de la nature alors qu’une autre défend une position impliquant l’exploitation ou la destruction de la nature, leurs intérêts ne sont pas égaux en termes de valeur. Il en résulte que, dans une perspective morale, l’égalité des intérêts suppose le respect égal de certaines valeurs (dans notre exemple, la protection de la nature), ce que la personne qui procède à l'évaluation devrait vérifier avant de faire son choix (comme elle devrait vérifier la rationalité des personnes concernées, donc la rationalité de leurs intérêts).
Si le bien-être de la population russe était une préoccupation commune à Danone et à l’Etat russe, on peut penser que leurs intérêts étaient égaux, rendant possible l'application du principe d’égalité des intérêts. Or, son application aurait dû aboutir à la maximisation de la satisfaction des intérêts du groupe Danone, incluant notamment l'octroi d'une juste compensation à la suite de l'expropriation temporaire. Cela n'a pas été le cas, et c'est l'une des raisons pour lesquelles le groupe a annoncé qu’il prendra « les mesures nécessaires pour assurer la protection de ses actifs et de ses droits d’actionnaire » (17).
Faute d'une « entité distincte » chargée d'appliquer le principe d’égalité des intérêts, par exemple un tribunal arbitral susceptible de statuer dans le cadre du droit international des investissements (18), il appartenait à l’Etat russe de recourir à la méthode de Locke consistant à s’« imaginer dans la position des différentes parties au conflit », ou, dans le même esprit, à recourir à celle du philosophe Peter Singer demandant d'accepter l'idée que « les jugements éthiques doivent être faits d’un point de vue universel, [et, en conséquence, d'accepter] que mes propres intérêts ne puissent compter davantage que les intérêts de n’importe qui d’autre, simplement parce qu’ils sont les miens » (19).
Il est une « entité distincte » de nature théorique et heuristique à laquelle tout décideur peut faire appel : le « spectateur impartial » (20). Les philosophes Ruwen Ogien et Christine Tappolet y faisaient référence à propos du principe d’égale considération, qu’ils rangeaient au sein des théories morales conséquentialistes (21) :
« Le principe qui se trouve au cœur de la plupart des conceptions conséquentialistes est celui de l’égale considération que nous devons à chacun. Pour déterminer ce qu’il faut faire, le bien qui en résultera pour une personne particulière ne compte ni plus ni moins que celui qui en résultera pour toute autre personne. C’est ce que la formule utilitariste « chacun compte pour un et seulement pour un » résume. De plus, les conséquentialistes admettent, pour la plupart, que la valeur des conséquences ne dépend pas du point de vue à partir duquel elles sont évaluées : il n’y a pas de différence entre l’évaluation de l’agent et celui d’un spectateur impartial. » (22)
Avant de prendre le décret de mise sous administration externe temporaire de Danone en Russie, l’Etat russe aurait ainsi pu imaginer ce qu’un spectateur impartial aurait accompli dans les mêmes circonstances, ce qui l'aurait amené à appliquer le principe d’égale considération des intérêts.
Bien sûr, dans le contexte des relations internationales, a fortiori lorsqu’une guerre oppose directement ou indirectement des détenteurs d’intérêts, cet instrument d’aide à la décision et, plus généralement, les recours à l'imagination morale prônés par Locke et Singer, sont d’un usage limité. Ils peuvent même paraître hors de propos. Mais cela ne prive pas le principe d’égale considération des intérêts de sa pertinence pour l’analyse morale. Dans le cas de l’expropriation temporaire dont nous avons brièvement discuté, il contribue à exprimer et à clarifier l'injustice dont Danone a été victime. Et n'est pas hors de propos.
Références
(1) Les deux termes ont été utilisés. Voir notamment M. Audit, « L’expropriation de Danone en Russie : des sanctions s’imposent », Les Echos, 27 juillet 2023, « Russie : la nationalisation de ses actifs prend Danone de court », Le Figaro, 18 juillet 2023. Ces articles utilisent les deux termes. L’auteur du second, le professeur de droit Mathias Audit, estime qu’« il s’agit là d’une expropriation, voire d’une nationalisation ». Sur l’affaire Danone en Russie, voir « Danone : comment Poutine a fait main basse sur le géant français », Le Point, 28 juillet 2023.
(2) Résultats du 1er semestre 2023 du groupe Danone, 26 juillet 2023.
(3) Ibid.
(4) Nous préférons utiliser l’expression un peu étrange « expropriation temporaire », Danone ayant souligné le caractère temporaire de l’ « administration externe » et rappelé que bien qu’il « ne détienne plus le contrôle de la gestion de ses opérations en Russie, [il] reste leur propriétaire légal » (Ibid.).
(5) O. Akinleye-Martins, « The concept of expropriation in international investment law », 2 mars 2022.
(6) « Danone annonce son intention de transférer le contrôle de son activité ‘Essential Dairy and Planted-based´en Russie », 14 octobre 1982.
(7) Résultats du 1er semestre 2023 du groupe Danone, op. cit.
(8) O. Akinleye-Martins, op. cit.
(9) Ibid.
(10) Voir M. Audit, op. cit.
(11) L’utilitarisme, conçu comme une théorie du choix public, suppose selon Amartya Sen et Bernard Williams qu’un « agent public », c’est-à-dire un « organe suprême » tel qu’un Etat, fasse le choix qui maximise le bien-être général. Mais, plutôt qu’un seul centre de décision, plusieurs seraient envisageables. A. Sen et B. Williams (dir.), Utilitarianism and Beyond, Cambridge University Press, 1982.)
(12) « Danone annonce son intention de transférer le contrôle… », op. cit. Nous mettons les italiques.
(13) « Danone : les coulisses d’une très chère retraite de Russie », Le Figaro, 15 octobre 2022.
(14) Source : A propos de Danone.
(15) D. Locke, « The principle of equal interests », Philosophical Review, 90, 1981, p. 531-559.
(16) L’idée de maximisation a permis au philosophe Richard Hare d’affirmer que le fait « d’accorder un poids égal aux intérêts équivalents de tous les partenaires » conduit à l’utilitarisme, dont le principe d’utilité vise, dans sa version classique, à produire le plus grand bonheur pour le plus grand nombre (« Ethical theory and utilitarianism », 1976, in A. Sen et B. Williams (dir.), op. cit.).
(17) Résultats du 1er semestre 2023 du groupe Danone, op. cit.
(18) Voir le récent article de Raymond Djolgou, « Le droit applicable au différend dans l’arbitrage d’investissement : entre volonté des parties et office de l’arbitre », Revue internationale de droit économique, 36(1), 2022, p. 103-131.
(19) P. Singer, Practical Ethics, Cambridge University Press, 1993, tr. M. Marcussi, Questions d’éthique pratique, Bayard Editions, 1997. Voir aussi la note 11 ci-dessus.
Singer définit ainsi le « principe de l’égale considération des intérêts », qui découle du fait que « je dois soupeser les intérêts en jeu comme tant des intérêts en général et pas seulement mes propres intérêts ou ceux de mon pays ou des personnes d’ascendance européenne » : « dans nos délibérations morales, nous devons accorder un poids égal aux intérêts de tous ceux qui sont concernés par nos actions. Cela veut dire que, si X et Y doivent être affectés par une action et que X risque de perdre davantage que ce que Y a des chances de gagner, il vaut mieux s’abstenir d’agir ».
(20) Sur ce « spectateur », dont l’origine remonte à Adam Smith, voir « Le projet Montagne d’Or, la crédibilité et Adam Smith », Blog de philosophie et d’éthique des affaires, 18 septembre 2018.
(21) Le conséquentialisme est « l’idée selon laquelle ce sont les conséquences de l’action pour le bien-être des êtres concernés, et non pas le caractère de l’agent ou ses motivations, qui doivent être prises en considération pour évaluer la moralité de cette action » (C. Audard, Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, Introduction au volume III, PUF, 1999).
(22) R. Ogien & C. Tappolet, Les concepts de l’éthique. Faut-il être conséquentialiste ? Hermann Editeurs, 2009.