Une récente chronique de l’économiste Stuart Kirk, parue dans le Financial Times, suggère que l’hypocrisie aurait la valeur d’un principe. Le fait de masquer la réalité, de cacher ses opinions ou ses intentions, de jouer double jeu – des manifestations de l’hypocrisie – seraient non seulement des faits, mais aussi, au moins dans certains contextes, des « devoirs ». Une vision dérangeante, contraire à l’intuition, que David Hume aborda (et réfuta) dans son Enquête sur les principes de la morale.
« Le commerce et les économies modernes reposent sur l’hypocrisie », affirme Stuart Kirk, mais « nous sommes tous parfois hypocrites de la même manière : nous détestons notre employeur mais nous aimons le salaire qu’il nous verse », etc. – Sirk propose d’autres exemples, issus du monde économique, à l’appui de sa thèse (1).
Toutefois, ses affirmations, quoique présentées de façon stimulante, ont l’apparence de lieux communs, c’est-à-dire d’« idées couramment reçues » qui viennent facilement à l’esprit sans qu’il soit nécessaire d’en fournir une justification élaborée (2).
L’hypocrisie comme lieu commun est l’un des ingrédients de la « thèse de la séparation » qui a été proposée par le philosophe Edward Freeman dans le champ de l’éthique des affaires. Elle affirme que la morale de la vie économique marchande est moins exigeante que la morale de la vie ordinaire (une morale fondée sur des principes inconditionnels), ce qui s’accorde avec la croyance selon laquelle l’activité économique est séparée des autres domaines de la vie parce qu’elle est gouvernée par des règles spécifiques (3).
A la question « Comment expliquer notre tolérance à l’égard de l’hypocrisie dans le monde des affaires et de la finance ? », Kirk ne fait pas appel à la thèse de la séparation mais au pouvoir de l’argent (« L’argent fait tourner le monde ») et à une supposée capacité des acteurs économiques à tromper autrui (« Les entreprises sont douées pour tromper tout le monde »).
La seconde réponse – la capacité à tromper autrui – suggère que les acteurs de la vie économique sont essentiellement motivés par leur intérêt personnel. La thèse sous-jacente semble être que, derrière les apparences (un intérêt pour le bien commun, l’éthique d’entreprise et la RSE, la défense des droits humains, la protection de l’environnement, etc.), chacune de leurs actions résulte d’un principe égoïste.
David Hume s’oppose vivement à ce principe dont il dit qu’il est « supposé régner chez beaucoup », à la façon des lieux communs dont nous parlions il y a un instant.
Dans le deuxième appendice de son Enquête sur les principes de la morale, consacré à l’amour de soi, Hume commence par énoncer deux principes voisins qui semblent incompatibles avec l’hypothèse d’un pur altruisme ou d’une authentique sincérité des sentiments. Ces principes confèrent à l’hypocrisie et aux différentes formes de mensonge et de dissimulation un rôle essentiel dans la vie sociale des êtres humains.
Le premier, qui porte sur le mensonge et la dissimulation qui se cachent derrière les vertus et les manifestations du bien, est dans la veine des propos de Kirk :
« Toute bienveillance est pure hypocrisie, […] l’amitié est une duperie, l’esprit public une farce, la fidélité un piège destiné à s’emparer de la confiance d’autrui : alors que tous nous ne poursuivons, au fond, que notre seul intérêt privé, nous revêtons ces beaux déguisements afin d’endormir la méfiance des autres et de les exposer d’autant plus à nos ruses et à nos intrigues ». (4)
Le second principe repose sur l’hypothèse que l’unique motif de nos conduites est l’amour de soi, c’est-à-dire le « souci de notre propre bonheur et de la préservation de notre personne ». Même si nous croyons sincèrement être disposés à faire le bien d’autrui, c’est l’amour de soi qui est à l’œuvre, y compris à notre insu :
« Quelque affection qu’un homme puisse ressentir ou imaginer qu’il ressent pour les autres, aucune passion [« ce que nous appellerions aujourd’hui les émotions, les sentiments et les désirs », et même « certains instincts d’origine inconnue » (5)] n’est ni ne peut être désintéressée ; […] l’amitié la plus généreuse, aussi sincère qu’elle puisse être, est une modification de l’amour de soi, et […], même à notre insu, nous recherchons uniquement notre propre satisfaction, alors que nous paraissons le plus profondément engagés dans des projets qui visent la liberté et le bonheur de l’humanité ».
Selon Hume, la théorie égoïste, trop simpliste, ne tient pas compte de la réalité de nos sentiments et dispositions morales : amour et amitié, bienveillance et générosité sont si présents dans nos vies et dans notre langage que l’on doit partir de l’hypothèse qu’elles ont un fondement dans la nature humaine (par exemple dans un « sens moral ») plutôt que d’être les produits d’un amour de soi « déformé et modelé par un tour particulier de l’imagination en une variété d’apparences » :
« L’hypothèse qui reconnaît l’existence d’une bienveillance désintéressée, distincte de l’amour de soi, contient réellement plus de simplicité […] que celle qui prétend ramener tous les sentiments d’amitié et d’humanité à ce principe égoïste ».
L’argument de Hume prend deux autres formes qui sont fondées sur sa philosophie.
D’abord, en vertu de sa thèse selon laquelle « la raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions : elle ne peut jamais prétendre remplir un autre office que celui de les servir et de leur obéir », l’intérêt (ou le calcul, la raison) ne peut produire des passions telles que la bienveillance et la générosité (6). On peut certes « se plaire à croire » (c’est-à-dire croire avec hypocrisie) que l’on a accompli telle action par générosité alors que c’était l’intérêt égoïste qui nous motivait. Mais nombreux sont les cas où la générosité est l’unique motif de nos actions, l’intérêt égoïste ne jouant aucun rôle pratique (7).
Ensuite, tous les actions étant produites par des passions, l’amour de soi dépend lui-même de passions qui sont constitutives de notre nature, ce qui s’oppose à l’idée que l’égoïsme serait l’inclination première de la nature humaine. Par exemple, les passions intéressées telles que les désirs de renommée ou de pouvoir reposent sur des « propensions originelles » :
« Il faut que la nature, par la structure et la constitution internes de l’esprit, nous donne une propension originelle à la renommée, avant même que nous puissions tirer quelque plaisir à l’acquérir, avant que nous la poursuivions pour des motifs d’amour de soi et pour un désir de bonheur. […] S’il n’y avait aucun appétit d’aucune sorte qui précède l’amour de soi, cette propension égoïste n’aurait presque jamais l’occasion de s’exercer […]. »
Les arguments de Hume contre l’idée que le monde serait régi par un principe égoïste n’excluent évidemment pas la possibilité de l’hypocrisie. Quelques pages avant le deuxième appendice de son Enquête, Hume présente un personnage, le « coquin sensé », qui non seulement incarne un égoïsme subtil et familier, mais constitue aussi un type de l’hypocrisie.
Ce personnage utilise la tromperie en vue de maximiser son intérêt personnel, sans que cela ait pour effet de saper l’ordre social (dont il reconnaît lui-même l’importance et dont il profite comme ses semblables) et sans que celui lui retire l’apparence d’honnêteté dont il jouit aux yeux d’autrui.
Hume essaie de répondre à cette forme d’égoïsme rationnel. Il le fait en invoquant le fait que le coquin sensé se prive de la possibilité de connaître le bonheur (il perd « la paix intérieure de l’esprit, la conscience de l’intégrité, un examen de notre conduite qui nous satisfasse »). Le coquin sensé est face au dilemme suivant : soit il parvient à sortir de cette situation, mais au prix de sa réputation, soit il y demeure, mais il découvrira alors qu’il a été lui-même le « véritable dupe » et qu’il a perdu « la satisfaction sans prix d’être quelqu’un, au moins à [ses] propres yeux ».
En résumé, la théorie égoïste sur laquelle Stuart Kirk fondait implicitement sa chronique repose sur des bases incertaines. Nous avons invoqué Hume pour la réfuter à cause de la profondeur de ses arguments, mais il en existe quantité d’autres, contemporains, qui s’intéressent aux origines de la morale et de la coopération. L’hypothèse de travail qui, pour reprendre des mots de Hume, « contient réellement plus de simplicité », est que l’hypocrisie n’est pas un « principe » de la vie des affaires.
Références
(1) S. Kirk, « Commentary: Corporate hypocrisy doesn’t bother us too much. This is why », Financial Times, 13 juin 2023.
(2) Voir « L’attraction qu’exerce l’éthique fondée sur les conséquences », Blog de philosophie et d’éthique des affaires, 25 octobre 2011. La citation vient du CNRTL.
(3) Voir A. Anquetil, Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, Vrin, 2008, et « Le mensonge blanc et la thèse de la séparation », Blog de philosophie et d’éthique des affaires, 20 avril 2013.
(4) D. Hume, An enquiry concerning human understanding and concerning the principles of morals, 1777, L. A. Selby-Bigge (éd.), 3ème édition révisée par P. H. Nidditch, Oxford University Press, 1975, tr. P. Baranger & P. Saltel, Enquête sur les principes de la morale, GF Flammarion, 1991.
(5) R. Cohon, « Hume’s moral philosophy », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2018 Edition), Edward N. Zalta (éd.), URL = <https://plato.stanford.edu/archives/fall2018/entries/hume-moral/>.
(6) D. Hume, A treatise of Human Nature, Vol. II: Of the Passions, 1739, L. A. Selby-Bigge (éd.), Clarendon Press, 1888, tr. J.-P. Cléro, Traité de la nature humaine, Livre II : Les passions, GF-Flammarion, 1991.
(7) D. Hume, An enquiry concerning human understanding and concerning the principles of morals, op. cit.
(8) Voir « Le rôle des actionnaires face aux enjeux climatiques et l’argument du ‘coquin sensé’ de David Hume », euradio, 4 juin 2023.
(9) D. Hume, An enquiry concerning human understanding and concerning the principles of morals, op. cit.