Vingt ans déjà que la responsabilité sociale des entreprises (RSE) agite les entreprises et, par un effet naturel de boomerang, la recherche scientifique en management.
Certaines organisations, poussées par les contraintes réglementaires et par des impératifs d’image, se sont très tôt engagées dans une politique de RSE proactive. Mais si l’on se penche sur le cas spécifique des entreprises familiales, quelle que soit leur taille, le constat issu d’études récentes est mitigé : impossible de brosser précisément leur portrait comportemental en matière de politique RSE.
On pourrait a priori penser que de telles entreprises, parce qu’elles sont engagées dans des logiques de long-terme et parce que de nombreux facteurs non économiques interviennent dans leurs stratégies et leurs modèles de décisions, devraient être volontaristes sur le sujet de la RSE. Mais ce n’est pas si simple.
Deux chercheurs français, Guillaume Schier, professeur à l’ESSCA et Olivier Meier, professeur à l’université Paris-Est, ont mené une étude publiée dans le Journal of Business Ethics dans laquelle ils examinent d’abord d’un peu plus près le profil des dirigeants : est-il issu de la famille dirigeante par filiation, où est-il extérieur à cette famille mais soumis à une gouvernance familiale qui surveille et contrôle son action ?
L’étude s’intéresse ensuite à deux catégories distinctes de politiques RSE : d’une part celles qui s’adressent à des parties prenantes internes, les employés par exemple, et d’autre part celles qui sont dirigées vers des parties prenantes externes telles que les clients, fournisseurs ou communautés extérieures mais concernées par les activités de l’entreprise. Et les résultats ne sont pas ceux que l’on aurait pu imaginer.
Tout d’abord, les priorités des entreprises familiales évoluent dans le temps et les choix et comportements en matière de RSE ne sont pas linéaires. Ils sont en effet dépendants du contexte et évoluent au fur et mesure du développement de la firme, en fonction des besoins recherchés en matière de légitimation. Ensuite, l’âge du dirigeant, ses relations avec les autres parties prenantes, mais également ses objectifs et contraintes personnels ainsi que l’environnement économique et social influencent le déploiement des politiques de RSE. De quelle manière ?
Entreprise familiale et RSE : un modèle de décision complexe
Pour bien comprendre les mécanismes à l’œuvre, les deux chercheurs français ont utilisé un modèle appelé « le modèle d’agence comportementale ». Que dit ce modèle ? En substance, le dirigeant d’une entreprise familiale va construire ses politiques et mettre en œuvre ses décisions non seulement en recourant à des arguments économiques traditionnels (rentabilité/risque) mais aussi en intégrant des objectifs non économiques propres aux membres familiaux de l’entreprise (actionnaires familiaux, employés familiaux, etc.).
Par exemple, la volonté de faire perdurer l’entreprise, de préparer la nouvelle génération, de protéger le nom, le patrimoine de la famille, etc., peuvent entrer en jeu dans la décision d’investissement en RSE. En d’autres termes, les politiques de RSE, si elles sont mises en œuvre, doivent non seulement servir l’intérêt objectif de l’entreprise et sa relation aux parties prenantes, mais aussi les intérêts non économiques des membres familiaux.
Dans le cas d’une entreprise dirigée par un membre de la famille, les questions d’appartenance, d’image, de réputation de la famille, de lien entre la famille et ses communautés externes au sens large sont primordiales. De ce fait, ces entreprises peuvent être enclines à mettre en œuvre des stratégies pour renforcer leur légitimité ou améliorer leur visibilité et leur statut en surinvestissant dans des politiques RSE ciblant des parties prenantes externes clés. De la même manière, la recherche d’harmonie, le besoin de construire des relations de long terme avec des salariés engagés constituent des objectifs cohérents avec la vision de long terme et l’envie de passer le témoin à la génération suivante.
Dans le cas d’une entreprise familiale menée par un dirigeant externe à la famille, le dirigeant peut être enclin à minimiser les investissements en RSE afin de limiter les impacts financiers négatifs de court terme et de maximiser sa valeur sur le marché. Les investissements en RSE menés dans ce cadre peuvent alors être davantage liés à des intérêts personnels du dirigeant (son image, sa réputation). Le modèle de gouvernance peut cependant jouer un rôle clé dans l’action du dirigeant non familial en matière de RSE.
Les résultats de l’enquête, obtenus sur un échantillon de 555 firmes européennes ayant bénéficié d’une évaluation RSE par l’agence de notation sociétale Vigéo-Eiris, montrent ainsi que les entreprises familiales dirigées par un membre de la famille surinvestissent en RSE par rapport aux entreprises non-familiales, à la fois auprès des parties prenantes internes et externes. Ce surinvestissement peut être associé à des stratégies d’institutionnalisation de la firme dans son environnement. A l’inverse, les résultats montrent que les firmes familiales dirigées par un PDG non familial tendent à sous-investir en RSE, soit pour satisfaire des demandes financières de court terme, soit, toutes choses égales par ailleurs, sous l’effet d’une gouvernance familiale forte qui limite les investissements RSE discrétionnaires du PDG tels que ceux qu’il ferait pour améliorer son image personnelle.
La transmission : un moment critique, où tout se normalise
L’étude contribue par ailleurs à enrichir des travaux récents[1] qui remettent en question l'hypothèse conventionnelle d'un point de référence stable en matière d’investissements RSE. Selon cette vision, on ne peut pas adopter dans ce domaine une approche disjonctive visant à aborder l’investissement en RSE indépendamment du contexte stratégique, relationnel et personnel dans lequel évolue le dirigeant, avec comme « phase critique » l’âge du dirigeant et les perspectives en matière de transmission d’entreprises (existence ou non d’un repreneur potentiel, degré de lien de parenté et de proximité culturelle entre le cédant et le repreneur).
La recherche menée confirme l’importance de la succession comme élément central sur lequel le dirigeant va s’appuyer pour adapter et ajuster sa politique d’investissement RSE, en fonction de son âge mais aussi des perspectives de reprise et potentiellement de la date où va s’opérer la transmission de l’entreprise (proximité de l’échéance). Ce travail de recherche incite par conséquent à dépasser les enjeux économiques et financiers propres à toute décision d’investissement, en inscrivant la démarche dans des considérations plus larges, qui tiennent compte des questions de pérennité, de capital social, de patrimoine familial, d’effets de réputation et d’intendance, mais aussi de la variable temps qui doit être appréciée en termes d’âge managérial mais aussi de contexte (situation d’urgence).
L’étude montre ainsi qu’à l’approche de la succession, les politiques RSE des entreprises familiales changent pour se normaliser et se rapprocher des politiques menées par les entreprises non familiales. Les entreprises familiales dirigées par un membre de la famille tendent ainsi progressivement autour de l’horizon de succession à réduire leurs investissements RSE. Plusieurs arguments viennent en appui de ce constat : la volonté de renforcer la comparabilité à un moment critique pour la firme, de renforcer l’attractivité de l’entreprise, notamment auprès des parties prenantes externes financières, de limiter la perception de stratégies menées prioritairement pour satisfaire les objectifs familiaux, etc. De manière symétrique, on observe qu’à l’approche de la succession du dirigeant non familial, les entreprises concernées investissent davantage en RSE pour se conformer aux standards des entreprises non familiales. Plusieurs arguments peuvent être mobilisés pour expliquer ce phénomène : une préoccupation plus importante du dirigeant de sa réputation personnelle, l’envoi de signaux externes sur sa valeur individuelle et sa propre sensibilité sociétale, voire la mise en œuvre d’une stratégie d’enracinement pour repousser l’échéance de la succession.
Les limites de l’approche rationaliste
La recherche proposée montre que l’investissement RSE ne peut se limiter à une vision purement rationaliste ou inversement à des considérations simplement éthiques ou morales. Cet investissement est en soi stratégique et il convient de l’apprécier en fonction du contexte, mais aussi des enjeux relationnels (relation avec la cellule familiale et les parties prenantes) et des risques encourus pour les acteurs impliqués dans le processus.
De même, ces travaux mettent en avant la complexité de la notion d'objectifs non économiques, en distinguant les objectifs qui sont conformes aux intérêts de la famille (car compatibles avec la perspective patrimoniale socio-émotionnelle de l’entreprise) et ceux davantage liés à l'entreprise comme entité économique et juridique (davantage en ligne avec la vision et les intérêts des différentes parties prenantes). Ces éléments viennent ainsi expliquer à quel point les premiers objectifs d’ordre affectif et émotionnel peuvent influencer les seconds selon le profil du dirigeant et la nature de son agenda personnel ou familial. Ils démontrent ainsi que l’entreprise familiale possède des caractéristiques spécifiques qui rendent tout investissement plus complexe à évaluer et valider.
Attention aux risques d’instrumentalisation !
De ce point de vue, la recherche publiée dans « Journal of Business Ethics » tend à conforter la vision instrumentale de la RSE dans les entreprises familiales[2] et sa dimension stratégique, voire politique (coûts d’opportunisme). Dans ce domaine, les orientations et préférences familiales ne sont pas homogènes, mais évoluent dans le temps. Elles sont façonnées par les priorités de l’entreprise familiale à un moment donné, dans un contexte donné, en fonction du profil du dirigeant et en prenant en compte les besoins changeants en matière de légitimation. Les auteurs recommandent par conséquent d’établir des mécanismes de contrôle spécifiques pour le suivi et l'évaluation des activités de RSE, compte tenu des risques de volatilité et d’hétérogénéité des actions prises par le dirigeant au cours du temps, pour éviter que les investissements en RSE deviennent, à un moment donné et en fonction du contexte, un instrument au service de l’agenda familial ou de celui du dirigeant.
L'article que vous venez de lire est issu de la publication scientifique
MEIER, O. et SCHIER, G. (2021). CSR and Family CEO: The Moderating Role of CEO’s age. Journal of Business Ethics, 174(3), pp. 595-612.
Références