La convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) est un authentique accord, certes « proposé » par le procureur de la République à une personne morale accusée de délits tels que la corruption et le trafic d’influence, mais que cette personne morale a la liberté d’accepter ou de refuser (1). On a toutefois observé que cet accord était « déséquilibré », spécialement en raison de la position de justiciable occupée par la personne morale, de l’initiative du recours à la CJIP incombant exclusivement à l’autorité judiciaire, et du contrôle de validation exercé par un juge à la fin de la procédure. Dans le présent article, nous nous demandons si ce supposé déséquilibre peut être éclairé par le concept d’engagement conjoint, qui a été proposé par la philosophe Margaret Gilbert.
Les critiques adressées à la convention judiciaire d’intérêt public suggèrent qu’elle pourrait être, pour les personnes morales, un choix opportuniste. Car nous avons vu, dans notre précédent article, que l’un des possibles effets secondaires de la CJIP serait d’inciter une personne morale à prendre sciemment un risque pénal en comptant sur la possibilité qui lui serait offerte, en cas de poursuites judiciaires, de conclure une CJIP.
Un tel argument nourrit l’impression que la CJIP est un accord déséquilibré au sens d’un accord de second rang, d’un accord non optimal résultant d’un choix second-best, le choix de « quelque chose que vous devez accepter même si vous auriez préféré autre chose » (2). Le schéma peut être résumé ainsi :
Dans telle affaire, la personne morale X privilégie l’option la conduisant à prendre un risque pénal, car si la violation de la loi n’est pas découverte, X maximisera ses gains, et si elle est découverte, X pourra se voir proposer, avec une certaine assurance, une convention judiciaire d’intérêt public qui lui permettra de limiter ses pertes financières, économiques et réputationnelles.
Ce schéma peut paraître caricatural, mais il reflète, selon les critiques de la CJIP, le « mauvais signal » que ce dispositif adresse aux entreprises (3). Il est apparu très vite après l’instauration aux Etats-Unis du dispositif des « poursuites différées » (les deferred prosecution agreements, dont la CJIP s’est inspirée) il y a un peu plus de vingt ans (4).
Ainsi un article du New York Times observait en 2008 que « certains avocats suggèrent que les entreprises pourraient être prêtes à prendre plus de risques parce qu’elles savent que, si elles sont prises, elles ont de bonnes chances d’obtenir une poursuite différée » (5). Et, citant Vikramaditya Khanna, professeur de droit à l’université du Michigan, l’auteur de l’article ajoutait que « ‘certaines entreprises peuvent prendre le risque’ de pratiques commerciales légalement discutables si elles pensent pouvoir conclure un accord leur permettant de différer les poursuites indéfiniment’ ».
La possibilité de cette prise de risque jette un doute sur l’authenticité de l’accord que constitue la CJIP, l’idée d’« authenticité » renvoyant ici à une définition substantielle d’un accord comme « communion de pensées, de sentiments, de volontés » (6).
Ce sens de l’authenticité est présent dans le concept d’engagement conjoint. Proposé par Margaret Gilbert, il désigne un engagement mutuel qui entraîne des obligations pour les personnes impliquées. Celles-ci se trouvent en situation d’interdépendance, réunies « en un seul corps » comme si elles formaient une personne unique, un sujet collectif – ce que Gilbert appelle un « sujet pluriel » (7). En effet, selon Gilbert, « les engagements ‘individuels’ en question ne peuvent exister seuls, en dehors de tous les autres engagements ‘individuels’ semblables. Il ne s’agit pas d’engagements indépendants ou autonomes ; ceci découle du fait de leur dépendance individuelle à l’égard d’un engagement conjoint » (8).
Aucune des parties concernées ne peut rompre unilatéralement son engagement individuel (et, par voie de conséquence, ne pas respecter les obligations qui découlent de l’engagement conjoint) : il ne peut être rompu que par une décision de l’ensemble des participants – « les parties à l’engagement conjoint doivent le résilier ensemble ». Gilbert compare l’engagement conjoint à une corde que deux personnes tiendraient tendue : « Aucune [de ces] deux personnes ne peut tenir une corde tendue à moins que l’autre ne le fasse, aucune n’est ou ne peut être engagée individuellement par l’engagement conjoint à moins que l’autre ne le soit » (9). Ces deux personnes forment un sujet pluriel, et leur accord les rapproche à un tel degré qu’il « échappe à leur contrôle personnel » (10).
En outre, chaque personne sait qu’elle est partie d’un engagement conjoint et elle sait que les autres le savent également (et elles savent qu’elle le sait et que les autres le savent, etc.). Répondant à la question de savoir comment se forme un engagement conjoint, Gilbert prend l’exemple de Joe qui demande à Lisa : « On danse ? », Lisa acquiesçant par un « Oui ! » (11). Dans cette interaction, Joe et Lisa ont clairement exprimé qu’ils étaient prêts à danser ensemble. Cet engagement mutuel est de connaissance commune : « Joe et Lisa comprennent que leur engagement conjoint est en place quand et seulement quand il relève de leur savoir commun que les signes appropriés qu’ils y sont prêts ont été exprimés. Les individus deviennent de cette manière conjointement engagés à danser ensemble » – ou, dans cette autre formulation : « Joe et Lisa sont conjointement engagés à accepter tel un seul corps l’objectif de se constituer le partenaire l’un de l’autre au cours d’une danse » (12).
Joe et Lisa ont passé un accord, qui, d’ailleurs, aurait pu être encore moins explicite. Mais pour Gilbert, les accords, qu’ils soient explicites ou implicites, « impliquent un engagement conjoint sous-jacent » (13). Elle définit en effet un accord comme « un engagement conjoint à apporter son soutien à une décision particulière comme un seul corps » (14). Un accord est « une décision conjointe », car « toute décision conjointe implique […] des obligations simultanées et interdépendantes, qui sont les caractéristiques essentielles d’un accord » (15).
Les accords contraints, au sens où ils ont été conclus dans des « circonstances coercitives », peuvent aussi être considérés comme des engagements conjoints. Si, par exemple, Lisa avait été contrainte de danser avec Joe à cause de menaces qu’il aurait proférées à son encontre, le fait qu’elle aurait été prête à danser avec lui aurait suffi à engendrer un engagement conjoint.
Une CJIP serait un engagement conjoint au sens de Gilbert. Il est vrai que l’accord spontané entre Joe et Lisa (ou entre Mike et Jane qui décident conjointement de s’occuper de Fido le chien, l’un pour le promener et l’autre pour le nourrir, un autre exemple de Margaret Gilbert), semblent bien loin du genre d’accord formel et institutionnel que constitue la CJIP. Mais le fait que la CJIP soit définie par le droit et qu’elle soit mise en œuvre par une institution judiciaire n’exclut pas qu’elle ait les caractéristiques d’un engagement conjoint.
Quant au supposé déséquilibre de la CJIP – rappelons-nous ce commentaire de Laurence Fabre, responsable du programme secteur privé chez Transparency International France, que nous citions dans notre précédent article : « la convention judiciaire est d’intérêt public : de fait, elle ne place pas les parties à la transaction sur un pied d’équilibre » (16) –, il ne remet pas en cause le fait qu’elle puisse constituer un engagement conjoint, pas plus que le propos de la juriste Martina Galli, qui observait que la loi du 9 décembre 2016, à l’origine de la CJIP, « vise expressément des obligations ‘imposées’ à l’auteur de l’infraction et non simplement proposées », et que le pouvoir de l’entreprise est « d’accepter ou de refuser un contenu qui [lui] échappe » (17). Mais une telle limitation des options disponibles pour la personne morale n’a pas d’effet sur l’hypothèse d’engagement conjoint. En-dehors de cas de dilemmes moraux tragiques, tel que celui mis en scène par l'ouvrage de William Styron Le choix de Sophie, un accord n’est pas « déséquilibré » par l’existence d’un nombre limité d’options, car, dans le cadre d’un choix, le nombre d’options disponibles est souvent indéfini.
Pour expliquer l’éventuel déséquilibre de la CJIP, on pourrait encore invoquer le fait que le contenu de l’engagement de la personne morale concernée est plus substantiel que celui de l’autorité judiciaire. En effet, selon les termes de la loi, elle doit « se soumettre, pour une durée maximale de trois ans et sous le contrôle de l'Agence française anticorruption, à un programme de mise en conformité » (18). Mais la disproportion des efforts à consentir dans le cadre de la CJIP – qui constitue une autre interprétation du « déséquilibre » de l’accord – n’a pas de conséquence sur l’hypothèse d’engagement conjoint. Mike et Jane ont décidé conjointement de s’occuper de Fido, mais le temps passé par Mike, qui doit le promener, est sans doute plus important que celui de Jane, qui doit le nourrir, sans que cela remette en cause leur engagement conjoint.
Si le concept d’engagement conjoint, qui est une forme de conceptualisation des accords en général, peut apporter un éclairage sur la CJIP, il ne permet pas de rendre compte du déséquilibre qui caractériserait la CJIP. Dans notre prochain article, nous examinerons une autre possibilité d'en rendre compte, qui est liée à la distinction entre assentiment et consentement.
Références
(1) Voir notre article précédent : « Quel sens donner à l’idée d’accord dans la ‘convention judiciaire d’intérêt public’ ? (1) », Blog Philosophie & éthique des affaires, 30 novembre 2022.
(2) Dictionnaire Collins.
(3) Je reprends l’expression de Eric Lichtblau, cité dans la note 5 ci-dessous.
(4) « Lorsqu’une entreprise est sous enquête du Department of Justice (DoJ) pour enfreinte au Foreign Corrupt Practices Act, elle n’a d’autre choix que de coopérer le plus rapidement possible afin de minimiser l’amende éventuelle et de protéger ses cadres. Toutes ont donc négocié avec le DoJ soit un plaider coupable (Plea Agreement-PA), soit un accord de poursuites différées (Deferred Prosecution Agreement- DPA), soit encore un accord de non-poursuite (Non Prosecution Agreement-NPA). » (F. Pierucci, « De l’asymétrie des sanctions américaines en matière de lutte contre la corruption », La jaune et la rouge, 757, 2020, p. 48-51.)
(5) E. Lichtblau, « In justice shift, corporate deals replace trials », New York Times, 8 avril 2008.
(6) Dictionnaire de l’Académie française 9ème édition.
(7) Voir M. Gilbert, On social facts, Routledge, 1989.
(8) M. Gilbert, « Reconsidering the ‘actual contract’ theory of political obligation », Ethics, 109(2), 1999, p. 236-260, tr. B. Auerbach révisée, « Reconsidérer la théorie du ‘contrat réel’ de l’obligation politique », dans Marcher ensemble. Essais sur les fondements des phénomènes collectifs, Presses Universitaires de France, 2003.
(9) M. Gilbert, « Agreements, coercion, and obligation », Ethics, 103(4), 1993, p. 679-706.
(10) Ibid.
(11) M. Gilbert, « Reconsidering…», op. cit.
(12) Ibid. « Pour que deux personnes ou plus deviennent parties à un engagement conjoint, chacune doit exprimer à l’autre sa volonté de le faire, dans des conditions de connaissance commune » (M. Gilbert, « Agreements…», op. cit.).
(13) M. Gilbert, « Reconsidering…», op. cit.
(14) Ibid.
(15) M. Gilbert, « Agreements…», op. cit.
(16) Le passage complet est le suivant : «La convention judiciaire est d’intérêt public : de fait, elle ne place pas les parties à la transaction sur un pied d’équilibre. En effet, le Parquet reste maître, au nom du principe de l’opportunité des poursuites, du choix au recours à la convention judiciaire d’intérêt public, considérant qu’il lui appartient, au fil des cas d’espèce, de considérer que cela pourrait s’avérer d’intérêt public. » (L. Fabre, « Préservons l’équilibre de la convention judiciaire d’intérêt public », Le Monde du Droit, 5 novembre 2021.)
(17) M. Galli, « Une justice pénale propre aux personnes morales. Réflexions sur la convention judiciaire d’intérêt public », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2(2), 2018, p. 359-385.
(18) La phrase complète est la suivante : la CJIP impose à la personne morale de « se soumettre, pour une durée maximale de trois ans et sous le contrôle de l'Agence française anticorruption, à un programme de mise en conformité destiné à s'assurer de l'existence et de la mise en œuvre en son sein des mesures et procédures énumérées au II de l'article 131-39-2 du code pénal » (Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, article 22).