Le 22 janvier 2023, la France et l'Allemagne célèbrent le 60e anniversaire du traité de l'Élysée, salué à juste titre comme un jalon dans l'histoire de l'Europe d'après-guerre. Mais le traité n'a fait qu'institutionnaliser au niveau gouvernemental un processus de réconciliation que la société civile avait déjà initié sans attendre le politique. Ce billet est le troisième d'une série de quatre réflexions personnelles sur une évolution remarquable.
Y a-t-il une meilleure illustration de la dynamique d’en bas, partant de la société civile, de la réconciliation franco-allemande d'après-guerre que l'histoire des jumelages ?
Au moment où j'écris ces lignes, 2317 villes et villages français sont jumelés avec une commune allemande de taille similaire. Cela représente donc un total de 4634 lieux, grands et petits, qui ont des amis de l'autre côté de la frontière. Inimaginable ? Incroyable ? Époustouflant ? Vous choisirez l’adjectif qui convient le mieux.
Bien sûr, tous ces « partenariats », comme les appellent les Allemands, ne sont pas remplis de vie avec la même intensité. Dans les petites communes, beaucoup dépend d'individus infatigables, ainsi que de la démographie. Et des compétences linguistiques, qui ont diminué au cours des dernières décennies dans les deux pays en dehors des régions frontalières. Pourtant, le nombre de jumelages n'a jamais baissé. Il continue même de croître, quoi que, évidemment, à un rythme très modéré aujourd'hui.
Une fois encore, comme nous l'avons déjà observé dans les deux billets précédents (ici et ici), la société civile a précédé – ou ouvert la voie à – l’institutionnalisation politique. En même temps, l'initiative de la société civile a également été facilitée et légitimée par des actes politiques majeurs comme la Déclaration Schuman ou le Traité de l'Elysée.
Savoir que 130 communes françaises étaient déjà engagées dans des échanges amicaux avec leurs homologues allemands était forcément une information rassurante pour Charles de Gaulle, lorsqu'il programma sa première visite d'État en Allemagne en septembre 1962, deux mois après la cérémonie solennelle avec le chancelier Adenauer dans la cathédrale de Reims. L'accueil triomphal qu'il reçut dans les villes allemandes où il se rendit montra à la fois la gratitude de l'opinion publique pour ces actes symboliques et l'aspiration à de nouvelles étapes bilatérales de réconciliation, au-delà de la coopération économique inscrite dans le Traité de Rome.
Avant de décoller en France, les jumelages d'après-guerre ont d'abord été une idée anglaise. Dès 1947, Bonn et Oxford, Düsseldorf et Reading, Hanovre et Bristol ont noué des contacts officiels.
Les Français avaient besoin d'un peu plus de temps et d'un bon médiateur. Ce dernier fut trouvé dans un groupe d'intellectuels suisses, à savoir l'association des écrivains de Berne. En 1948, ils ont invité quelques maires français et allemands à ce que l'on appellerait sans doute aujourd'hui une « kick-off meeting » au Mont Pèlerin, sur le lac Léman. Comme le souligne Corine Defrance, historienne majeure de l’histoire contemporaine franco-allemande, la société civile française a été mue d’abord « de l'extérieur (la Suisse) et d'en haut (les intellectuels) ».
La troisième réunion de ce type a été la bonne. En juin 1950 - notons : juste après la déclaration Schuman – Stuttgart accueillait trente maires de chaque pays, parmi lesquels beaucoup d'anciens résistants, dépositaires d'une grande légitimité.
Le principal moteur de l'idée du jumelage est Lucien Tharradin, ancien prisonnier de guerre, déporté à Buchenwald, puis maire de Montbéliard, dans le Doubs. Il a convaincu son homologue de Ludwigsburg (Bade-Wurtemberg) de lancer un partenariat informel, sous le prétexte d'affinités historiques vieilles de plusieurs siècles.
Tharradin était bien conscient des difficultés qui subsistaient pour obtenir le soutien d'une majorité de citoyens. Dans un rapport sur la réunion de Stuttgart, il concédait que « naturellement, les plaies de cette horrible guerre ne sont pas encore effacées. Trop de mauvais souvenirs restent dans les cœurs. La route est longue et de rudes pentes sont à remonter. » Mais cela n'a pas entamé sa confiance dans son initiative : « Les Allemands que j'ai rencontrés (...) nous demandent de les aider à consolider leur démocratie. Je suis absolument certain de leur bonne volonté. »
Montbéliard et Ludwigsburg ont été les premiers de ce qui est devenu une très longue liste. Mais ils n'ont pas été massivement imités tout de suite. De nombreux maires français ont préféré attendre prudemment avant de demander à leur conseil municipal l'autorisation d'engager des contacts en vue d'un jumelage. Ce n'est que dans les années 1957 à 1963 - entre les traités de Rome et de l'Elysée - que l'idée a réellement fait son chemin. Et la création de l'Office franco-allemand pour la jeunesse en été 63 a donné une impulsion supplémentaire, greffant un nombre croissant d'échanges scolaires sur les jumelages existants ou aidant à les créer là où il n'y avait pas encore de ville jumelle.
C'est une remarquable « success story », dont le secret tient à un timing très heureux, et à la présence d'un nombre critique d'acteurs français suffisamment têtus pour convaincre leurs concitoyens qu'une approche humaniste et confiante vis-à-vis de leurs voisins valait la peine d'être tentée. Les Allemands y ont apporté leur contribution. Comme souvent dans l'histoire de l'après-guerre, les citoyens de la jeune République fédérale se sont vu offrir une occasion inattendue (certains diraient : imméritée) et ont réussi à la saisir à leur avantage.
Des relations bilatérales saines au niveau intergouvernemental, c'est bien. Mais le fait que la coopération franco-allemande en Europe s'appuie sur un réseau de personnes ordinaires dense et vivant, qui entretient une atmosphère générale de bon voisinage, c’est plus que cela : c'est un des joyaux de l'Europe, précieux et unique.