TROIS LETTRES D’UN ROYAUME DÉSUNI
Personne n’aurait pu prédire les événements qui se sont succédés après le résultat du référendum (et si quelqu’un l’avait fait, personne ne l’aurait cru). Cette intensité dramatique faite de multiples démissions, de leadership contesté, de confusion économique et d’anxiété citoyenne, a brouillé l’enjeu premier, à savoir les relations du Royaume-Uni avec l’Union européenne.
Bien que Theresa May ait été désignée plutôt rapidement comme nouveau Premier Ministre, on peut penser que le gouvernement ne notifiera pas officiellement son retrait de l’UE avant septembre : tous les protagonistes ont très certainement besoin de l’été pour affiner leurs positions. Il y a d’ailleurs des débats autour de la question d’un délai supplémentaire, principalement pour permettre au gouvernement de décider ce qu’il va exactement demander à l’UE.
Le délai pourrait nous mener jusqu’en 2017, à un moment où les élections présidentielles en France et les élections législatives en Allemagne ralentiraient tout processus : par conséquent les Etats-membres aimeraient beaucoup avancer vite sur les négociations. Même si les Etats-membres ne peuvent pas contraindre le Royaume-Uni à notifier son intention de quitter l’UE, les Britanniques, s’ils souhaitent préserver des rapports cordiaux, devront avoir livré une forme d’annonce à l’automne.
Quoiqu’il en soit, les marchés financiers pourraient être bien plus déterminants que les politiques : comme on a pu le voir ces derniers jours, les incertitudes qui entourent le Brexit font que de nombreux investisseurs ne souhaitent pas s’exposer aux aléas d’un processus sans fin. Tout cela pourrait préparer le terrain à une politique de revirement. Nous savons que la plupart des ministres sont pro-européens, mais le résultat du référendum va les contraindre à valider des décrets et des lois qui rendront le Retrait effectif. Quant à toutes les discussions autour d’une décision de revenir sur le Brexit, cela semble impossible sans en passer par un second référendum ou par des élections générales. Theresa May pourrait tenter de renforcer son mandat par le biais d’élections anticipées à l’automne, mais elle a été claire sur le fait que « le Brexit, c’est le Brexit », la suite logique c’est donc de voir le Royaume-Uni quitter l’Union européenne.
Simon Usherwod est doyen associé et maître de conférences au sein du département des politiques de l’Université du Surrey. Simon travaille notamment sur les questions européennes et l’euroscepticisme.
Irlande du Nord, Mary C. Murphy :
Les trois semaines passées ont été inouïes, et le moins qu’on puisse dire est que la situation en Irlande du nord est particulièrement cocasse. Comme vous le savez, les Nord-Irlandais ont voté pour le Maintien à 56%. Ce résultat a galvanisé le Sinn Fein qui relance l’idée d’un référendum sur les frontières ou sur la réunification de l’Irlande. Est-ce possible ? Le « Good Friday Agreement » stipule qu’un référendum sur l’unité de l’Irlande pourrait être organisé s’il est prouvé que cette idée soit soutenue dans les deux communautés.
Le Sinn Fein argumente que le vote anglais en faveur du Retrait s’oppose à la préférence nord-irlandaise pour le Maintien, et que ceci fait grandir l‘envie de soutenir une Irlande réunifiée, tant chez les nationalistes que chez les unionistes. Pourtant, il paraît abusif de faire rimer vote pour le Maintien avec soutien accru pour une Irlande réunifiée. Les sondages d’opinion réalisés ces dernières années montrent en réalité que le soutien à une Irlande réunifiée n’est pas très fort – même parmi les nationalistes qui ont appris à accepter les arrangements particuliers en Irlande du Nord. Le résultat de ce référendum offre un nouveau contexte dans lequel appréhender la question de l’union irlandaise, mais il ne donne pas le signal pour un changement d’aspirations politiques chez les unionistes qui, rappelons-le, ont voté en majorité pour le Retrait.
Les lendemains de ce référendum ont mis en exergue les divisions de la société britannique, et il est clair qu’il y existe également une fracture territoriale, puisque l’Ecosse et l’Irlande ont toutes deux voté pour le Maintien. Alors que les accords entre l’Union européenne et le Royaume-Uni vont être jetés à la poubelle au cours des prochaines années, le soutien à une Irlande réunifiée pourrait se développer et il n’est pas à exclure qu’à un moment donné, des discussions plus sérieuses soient engagées sur ce sujet.
La manière dont l’Ecosse va se positionner est importante. Si l’Ecosse organisait un nouveau référendum sur l’indépendance et décidait de rester dans l’UE, l’intégrité du Royaume serait alors très sérieusement attaquée et, par conséquent, l’appel à une Irlande réunifiée se ferait plus attrayant. Mais à l’heure actuelle, il n’y a pas de grande volonté ni même de pertinence à organiser un vote sur la question de la frontière. L’impact du référendum du 23 juin sur la stabilité en Irlande du Nord est difficile à évaluer.
La nature de l’accord post-Brexit qui sera signé entre l’UE et le Royaume-Uni sera déterminante. Si une véritable frontière physique était imposée entre le Nord et le Sud, cela pourrait donner aux groupes paramilitaires un bon prétexte pour revenir à la violence. Les factions dissidentes en particulier pourraient en profiter pour exploiter la situation, même si leur base est faible.
A l’occasion de la saison des fameuses « parades » historiques, les loyalistes vont retrouver la rue et cela pourrait donner lieu à des affrontements avec les nationalistes. Le vote Nord-Irlandais fait la preuve d’une forme de persistance des divisions communautaires, ce qui pourrait être utilisé par « le côté obscur de la force » pour mettre à mal le processus de paix. Le projet du Taoiseach (Premier Ministre) d’organiser un forum Nord-Sud sur la question du Brexit a été très vigoureusement rejeté par les unionistes et ce n’est donc pas à l’ordre du jour. Le vote n’a pas contribué à apaiser les tensions – en fait, il les aurait plutôt ravivées.
De manière plus positive, on peut dire que le processus de paix est à l’œuvre depuis plus de 20 ans maintenant, et il est légitime de penser que les partis politiques, leurs leaders et leurs supporters, ont désormais atteint un niveau de maturité qui puisse leur permettre de résister à un retour à la violence. En résumé, la situation en Irlande du Nord est très fluide.
La manière dont les choses vont évoluer dépend très clairement de l’accord qui sera négocié entre le Royaume-Uni et l’UE et de la manière dont il sera mis en œuvre. Tout cela pose beaucoup de questions et suscite de nombreuses incertitudes, mais j’espère avoir fourni un aperçu de l‘état des lieux trois semaines après le vote.
Mary C. Murphy est maître de conférences à l’université de Cork et titulaire d’une Jean Monnet Chair en Intégration européenne. Mary est spécialisée dans l’étude des politiques européennes et d’Irlande du Nord.
En 2014, l’Ecosse a voté à 55% en faveur d’un maintien du pays dans le Royaume-Uni. Cette fois-ci, une majorité encore plus importante (62%) a voté pour un maintien du Royaume dans l’Union européenne. Elle ne pourra, à ce qu’il semble, rester dans les deux. Il faudra choisir.
Ce qu’on cherche à l’heure actuelle, c’est une solution qui permettrait à l’Ecosse, sans aller aussitôt vers l’indépendance, de rester dans l’Europe, soit dans l’union économique (le marché unique) soit dans l’union politique (en tant que membre à part entière). Une façon de faire serait d’empêcher le Brexit de se produire.
Car la loi qui sortirait le Royaume-Uni de l’Europe devrait, à première vue, nécessiter le consentement du Parlement écossais. Cela tient à des domaines, fortement impactés par le Brexit, qui ont été « dévolus » à l’Ecosse, comme l’agriculture, la pêche et d’autres. Puis, on évoque une solution nommée « le Groenland inversé ». Le Groenland est doté d’un gouvernement régional au sein du Danemark comme l’Ecosse au sein du RU, mais il quitta la Communauté européenne dès 1979. Et les Iles Féroé, qui appartiennent également au Danemark, n’en ont jamais fait partie. Ceci dit, ces exemples ne pourront servir de précédents pour l’Ecosse. Ce sont de petites parties d’un Etat dont la plus grande partie est un membre à part entière de l’UE et donc parfaitement capable de défendre les intérêts particuliers de ces îles si besoin. Dans le cas d’une Ecosse toujours membre du Royaume-Uni, il n’y aurait plus d’ancrage dans un Etat-membre, une fois le Brexit consommé.
Une autre possibilité pourrait résider dans le fait qu’après le Brexit, un grand nombre de compétences actuellement exercées au niveau européen, reviendraient au Parlement écossais. En plus de l’agriculture et de la pêche, cela inclut des domaines importants de l’enseignement supérieur comme les frais de scolarité ou la recherche. Il n’est pas impossible de voir le gouvernement écossais continuer à aligner ses politiques sur Bruxelles plutôt que sur Londres dans tous ces domaines. Il pourrait continuer à cultiver des partenariats avec d’autres régions et villes européennes et engager des coopérations. Mais tout cela ne toucherait pas le cœur du marché unique et les quatre libertés fondamentales de mouvement comprenant aussi la libre circulation des travailleurs, pas plus que cela ne permettrait à l’Ecosse de prendre part au processus décisionnel communautaire.
En fait, pour l’essentiel, l’Ecosse serait bien en-dehors non seulement de l’Union politique, mais aussi de l’Union économique. Pour rester entièrement dans l’Union, la solution la plus évidente serait de devenir indépendant, suite à un deuxième référendum. Le Brexit justifierait la tenue d’un tel vote, puisqu’il a été très clair en 2014 que le « Non » à l’indépendance signifiait de rester dans un Royaume-Uni lui-même membre de l’UE. En fait, les défenseurs du statu quo mettaient même l’accent sur le risque que courait l’Ecosse en cas d’indépendance : selon eux, une fois en-dehors du Royaume-Uni, elle serait aussi en-dehors de l’UE, et ce n’était qu’en restant dans l’Union britannique qu’elle pouvait rester aussi dans l’Union européenne.
Cependant, le chemin vers l’indépendance est semé d’embûches. Pas de deuxième référendum sans l’accord préalable de Londres. Ce n’est pas gagné. Il y a certes en Angleterre des forces politiques anglo-nationalistes qui verraient l’indépendance écossaise d’un bon œil, mais à Westminster, la majorité reste unioniste. Et quels que soient les arguments moraux, d’autres Etats-membres européens ne seraient pas forcément favorable à une sécession écossaise.
L’actuel premier ministre espagnol a déjà déclaré, avec vue sur la Catalogne bien sûr, que si le Royaume-Uni quittait l’UE, alors l’Ecosse devait la quitter aussi. Aucune institution communautaire ou Etat-membre ne souhaite être perçu comme favorable à l’éclatement d’un autre Etat. Tout cela rend hautement problématique une transition harmonieuse vers l’indépendance avec maintien simultané d’adhésion à l’UE. Ce serait plus simple si l’indépendance écossaise advenait avant même que le reste du Royaume ne quitte l’Union européenne. Cela permettrait à l’Ecosse de se porter aussitôt candidate à l’accession. Et contrairement à ce qui a pu être dit par certains, il ne s’agirait pas de « faire la queue ». Il n’y a pas de « queue ».
De nouveaux membres accèdent à l’Union quand ils sont prêts. L’Ecosse peut raisonnablement espérer une accession très rapide, vu qu’elle répond à l’ensemble des critères. Bien entendu, avec une Ecosse dans l’Europe et une Angleterre en-dehors, le problème de la frontière se poserait. L’accès des produits et des services écossais au marché britannique s’en verrait sans doute réduit. Et comme le marché britannique est bien plus important pour les entreprises écossaises que celui du reste de l’Europe, cela n’a pas l’air d’être une bonne affaire. En revanche, si le reste du Royaume devait négocier un accès quelconque au marché unique, cela faciliterait tout. Il est cependant bien difficile, à ce stade, de deviner quelle sera l’attitude du gouvernement, vu que le camp du « Leave » tenait deux discours différents sur le marché unique, évoquant parfois un « accès » au marché unique comme si cela pouvait être différent du fait d’en faire partie en tant que membre. D’autres Etats-membres européens ont été très clairs tout au long du processus sur le fait que la libre circulation des travailleurs est une composante essentielle du marché unique. Elle ne sera pas négociable.
On se dirige donc vers un genre d’accord de libre-échange, peut-être assorti de quelques restrictions sur la liberté de circulation. Pour l’Ecosse, le degré de liberté que prévoit un tel accord sera un facteur clé : plus libre sera l’accord, plus facile il sera pour l’Ecosse de rester à la fois au sein du Royaume-Uni et des marchés européens. La solution « norvégienne », avec un Royaume-Uni qui paye son ticket d’entrée pour faire partie du marché unique, serait sans doute la meilleure pour les intérêts économiques de l’Ecosse.
La question cruciale sera probablement de savoir dans quel ordre les événements se dérouleront. Nous n’avons toujours pas d’idée précise de la vitesse avec laquelle les choses vont évoluer. Des décisions prises à un moment donné peuvent fermer ou ouvrir des options pour l’avenir. Un référendum précipité et perdu détruirait tout pouvoir de négociation pour l’Ecosse. Un échec dans la prise de décision sur la manière de procéder pourrait diviser la nation écossaise comme le Brexit a diviser le Royaume. Des sondages effectués avant le référendum suggèrent que le soutien à l’indépendance ne bénéficierait que marginalement de la perspective de voir l’Ecosse sortie de l’Union européenne contre son gré.
La vérité est que les Ecossais n’ont jamais été obsédés par l’Europe comme a pu l’être une partie de la population anglaise, et que le débat sur l’immigration y a été bien moins virulent. Mais les Ecossais n’ont pas non plus été des Europhiles aussi enthousiastes qu’on les décrit parfois. Il est bien possible que ce ne soit pas la question européenne en tant que telle qui détermine l’attitude du public écossais, mais la forme que va prendre le gouvernement britannique post-Brexit et son attractivité perçue.
L’Europe ne sera qu’un thème parmi d’autres sur l’agenda politique, une question parmi d’autres dans un processus de reconstruction de la nation écossaise comme cadre de référence et de gouvernance de sa population. Le Royaume-Uni s’avance vers une nouvelle forme d’Etat, au-delà des catégories traditionnelles d’indépendance et de souveraineté. Le Brexit représente une ré-assertion forte de la souveraineté, avec le slogan « Take back control » lancé vers un monde où les vieilles certitudes de souveraineté font partie du passé. Pendant que le pays est en train de se reconfigurer dans le sillage du Brexit, la seule chose dont nous pouvons être sûrs est qu’il n’y aura pas de retour à un Royaume-Uni à l’ancienne.
Michael Keating est professeur en sciences politiques à l’université d’Aberdeen et Directeur du Centre on Constitutional Change. Il est expert pour le forum indépendant « UK in a Changing Europe » et participe au programme Changing Europe de l’Economic and Social Research Council (ESRC).
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