De février à juillet, nous avons suivi la campagne du référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Ce blog, composé d’analyses d’experts (britanniques et continentaux), de points de vue et de billets d’humeurs occasionnels, semblait par définition limité dans le temps. Or, il s’avère que depuis le vote pour le « Leave », il sera encore plus utile. La complexité de la mise en œuvre de cette sortie annoncée (mais toujours pas officiellement déclenchée) est telle que le besoin de comprendre, d’anticiper, de réfléchir et d’expliquer le Brexit restera en haut de l’agenda politique européenne. Où en est-on en cet automne 2016, plus de quatre mois après le vote ?
Cacophonie gouvernementale
La Première ministre, Theresa May, tout en répétant sa fameuse phrase « Brexit means Brexit » – censé sans doute illustrer son respect absolu pour le verdict des urnes – fait tout pour jouer la montre avant d’activer le désormais célèbre article 50 du Traité et de signaler ainsi à ses 27 futurs ex-partenaires que son pays compte bel et bien officiellement sortir de l’Union. Vu l’accueil plutôt glacial qu’elle a reçu lors du dernier sommet européen, on peut douter que cette stratégie soit la bonne. Sa Ministre de l’intérieur Amber Rudd (grande promotrice de l’UE durant la campagne référendaire aux cotés de David Cameron) fait du zèle de xénophobie discriminatoire avec des propositions choc anti-immigration comme des « listes » (noires ?) d’employés européens que les entreprises devaient publier. Propositions démenties par le Chancelier de l’échiquier (= Ministre des finances et du trésor) Philip Hammond qui, lui, commence à avoir des doutes sur le bien-fondé du Brexit, notamment sur le plan économique. Certains lui demandent de démissionner, ce qui oblige sa Première ministre de l’assurer publiquement de son « entière confiance ». Le genre d’affirmation qu’on entend toujours des présidents de clubs de football envers leur entraîneur, juste avant qu’ils ne finissent par le licencier. Moins surprenant : le cynisme de Boris Johnson, le Ministre des affaires étrangères. S’il fallait encore une preuve de son opportunisme carriériste, elle a été fournie par la publication d’un article résolument pro-européen daté du 19 février dernier, mais jamais publié, puisque son auteur s’était mis courageusement à la tête du camp du « Leave » le lendemain même ! Dans un lapsus amusant, mais révélateur, il a dernièrement exprimé sa confiance que gouvernement fera du Brexit « a titanic success », expression qui peut aussi être interprétée comme une métaphore maritime peu optimiste…
Complications juridiques
Quant au Ministre du Brexit (si, si, ça existe), David Davis, il vient d’être renvoyé devant le Parlement par la Haute Cour de Justice du Royaume, suite à une plainte de l’avocate Gina Miller. Selon la Cour, il appartient au Parlement de définir, lors d’un débat approfondi impliquant les deux chambres, et d’approuver le processus du retrait de l’Union européenne. Certains médias audio-visuels français ont vu dans cette décision une remise en cause du Brexit, mais en fait, il est très peu probable que cela change quoi que ce soit à la décision issue du référendum du 23 juin dernier. Tout au plus, c’est un camouflet purement juridique pour le gouvernement qui, au demeurant, a fait appel de la décision devant la Cour Suprême (qu’on appellerait « Cour constitutionnelle » ailleurs en Europe, si le Royaume-Uni possédait une constitution). Et il est vrai que la procédure risque de se compliquer encore, avec un possible report de la date de déclenchement à la clé. Ironie du sort: c’est précisément la perspective de récupérer la souveraineté du Parlement britannique (apparemment sous la dictature de Bruxelles) qui a été l’argument clé des Eurosceptiques durant la campagne du référendum. Maintenant que la Haute Cour de Justice leur donne raison et confirme la caractère profondément parlementaire de la démocratie britannique, ils sont nombreux à se montrer mécontents…
Calculs parlementaires
Autre paradoxe : au parlement, les députés pro-européens sont majoritaires. Mais les deux tiers d’entre eux ont été élus dans des circonscriptions où le « Leave » l’a emporté largement au référendum. Bloquer le Brexit ne serait rien de moins qu’un suicide électoral pour chacun d’entre eux. Et c’est bien Theresa May qui détient l’arme fatale : elle peut procéder à tout moment à la dissolution du Parlement en fixant de nouvelles élections, qu’elle remporterait haut-la-main. Les calculs parlementaires seront donc davantage axé sur le « comment » du Brexit. Il y aura des amendements, des demandes de transparence, de la pression pour le maintien dans le marché unique, ce genre de négociations. Tout cela ne fera pas dévier ni le gouvernement, ni l’opinion publique, mais cela risque de faire durer le plaisir. Et cela risque d’approfondir encore plus l’acrimonie générale qu’on peut observer dans le débat public entre les partisans des deux camps.
Acrimonie générale
Car les échanges sont sous-tendus par un vocabulaire de plus en plus amer et chargé d’une animosité presque irréconciliables, notamment de la part des vainqueurs du référendum (décidément, on n’est pas à un paradoxe près). Quand on se donne la peine de plonger dans les commentaires des lecteurs de la presse en ligne, on s’aperçoit de la profondeur du clivage entre les deux camps. Chaque tentative de dessiner des scénarios possibles – aussi constructive soit-elle – est aussitôt dénoncée par des rappels du genre « Vous avez perdu ! Acceptez-le enfin ! », ou encore « Arrêtez de dénigrer la Grande-Bretagne ! » (« Stop talking Britain down ! »). Le moins qu’on puisse dire est que cela ne fait guère avancer le Schmilblick. Tout comme le néologisme péjoratif « Bremoaners » appliqué notamment dans la presse tabloïd à ceux qui avaient voté pour le « Remain » : faisant allusion au verbe « to moan », il évoque de mauvais perdants qui « pleurnichent », « geignent », « se lamentent ». Comme fair-play, on a déjà vu mieux de l’autre côté de la Manche.
Humour so british
Heureusement, dans toute cette atmosphère empoisonnée, il reste un peu d’humour so british. Consolons-nous avec le sketch hilarant mis en ligne sur YouTube (et gentiment sous-titré en anglais) par les chercheurs de « Scientists for EU » et mettant en scène un appel au service d’après-vente du Brexit. Quant au retour de ce « produit défaillant », on a un peu de mal à y croire.
Albrecht Sonntag, Professeur en études européennes, est membre d’Alliance Europa.