Assen Slim et Marc Prieto viennent de publier, dans la collection « Idées reçues » aux Editions La Cavalier Bleu, un ouvrage qui fait le point sur un phénomène désormais omniprésent dans nos vies quotidiennes : l’économie collaborative. Difficiles à saisir dans l’ensemble de leurs implications, ces nouvelles pratiques interrogent. Nous avons posé trois questions aux auteurs – voici leurs réponses.
L’économie collaborative est un phénomène qui semble toucher tout le monde d’une manière ou d’une autre. Quels sont pour vous ses expressions les plus emblématiques ?
En effet, comme souligné dans la question, l’économie collaborative (EC) semble toucher tout le monde et à tout, ce qui la rend difficile à définir et soulève de nombreuses controverses. Si l’on définit l’économie collaborative comme l’ensemble de pratiques et modèles économiques basés sur la mise en réseau de ressources, visant à échanger et à partager des biens, services, compétences, connaissances, informations et infrastructures techniques entre particulier, alors force est de constater qu’un grand nombre d’initiatives peuvent y être intégré : un trajet partagé en voiture, une perceuse louée à un particulier, un livre échangé, une nuit passé chez l’habitant, un prêt participatif, un cours de conduite automobile entre particulier, le suivi d’un Mooc, etc. Uber, le leader mondial des VTC, est probablement la plateforme la plus emblématique mais aussi celle qui cristallise les tensions et les rancœurs les plus vives. Uber rentre parfaitement dans la définition large de l’économie collaborative que nous venons de donner. Toutefois, lorsqu’on affine les critères (autonomie du fournisseur de service, partage entre inconnus, création de liens sociaux, création de confiance), il ressort qu’Uber, bien qu’emblématique de l’EC, relèverait en fait de l’économie de « services à la demande ».
Les termes « économie collaborative » ou « économie du partage » sont connotés très positivement. En même temps, ces pratiques peuvent aussi susciter des inquiétudes. Quelles sont pour vous les critiques les plus justifiées ?
L’EC n’est pas strictement l’économie du partage. Le terme « collaboration » peut être compris comme un travail en commun relevant d’une association entre individus. Le terme « partage », quant à lui, renvoie à une répartition de ressources définie conjointement au sein d’un groupe d’individus. Collaborer n’induit donc pas forcément, comme dans le cas du partage, une répartition de l’effort des contributeurs et des gains. Dans l’EC, la valeur est produite en commun, mais elle est rarement mise en commun. On peut ainsi dresser une typologie des formes de l’EC : formes Peer-to-Peer sans but lucratif, formes Peer-to-Peer à but lucratif, formes Business-to-Peer sans but lucratif, formes Business-to-Peer avec but lucratif. Il apparaît ainsi qu’une des principales critiques que l’on peut adresser à l’économie collaborative est que certaines de ses pratiques s’inscrivent dans la continuité du système marchand existant. En ce sens, l’EC n’est ni la généralisation du partage, ni l’abolition du profit. L’EC peinent donc à se défaire des limites du système économique traditionnel : individualisme, discrimination, exclusion, inégalités sociales, évasion fiscale, hyper-consommation, gaspillages…
Quel est pour vous l’avenir de cette tendance de fond ?
L’EC compte plus de 90 000 start-ups dans le monde, pour un volume d’affaire estimé à 20 milliards de dollars et qui devrait atteindre 335 milliards en 2025 (Alerte Press PwC). 52 % des usagers de l’EC estiment qu’elle sera aussi importante que l’économie traditionnelle dans le futur (Etude Sharevolution). S’appuyant sur l’essor d’Internet et du digital, l’EC en porte l’ADN. L’EC donne à voir ce que l’humanité peut faire émerger de meilleur à l’échelle de la planète. Elle est la manifestation organisée de l’intelligence collective humaine. Elle réinvente une nouvelle manière de vivre ensemble, donne un autre contenu à la mondialisation, autorise à penser le temps et l’espace différemment. L’EC démontre que le capitalisme tel qu’il s’impose à nous depuis les révolutions industrielles n’est pas la fin de l’histoire, qu’il est dépassable, qu’il y a un après. Que l’humain, même acculé, écrasé, aliéné par un système qui se nourrit d’une accumulation sans fin, n’st pas anéanti. Qu’il dispose des ressources pour se donner un autre avenir. L’EC est cet espoir d’un monde nouveau. Mais le capitalisme se défend ! Il s’immisce partout où il le peut encore, tente d’imposer sa logique d’accumulation au nouveau monde. Il substitut à l’EC, l’économie à la demande, précarise le travail, fragilise les collectifs, marchandise les rapports humains, etc. L’EC est un mouvement irréversible, mais elle porte en elle le meilleur comme le pire. Gageons qu’il en ressortira le meilleur pour les générations futures. Marc Prieto et Assen Slim, Idées reçues sur l’économie collaborative, Le Cavalier Bleu, 2018, 20 Euros.