Le 7 juin prochain auront lieu les élections parlementaires en Turquie. Comme pour les échéances électorales européennes précédentes de 2015, l’EU-Asia Institute a invité une experte originaire du pays concerné à nous en expliquer les enjeux : Hasret Dikici Bilgin enseigne la science politique à l’Université Okan d’Istanbul.
Chère Hasret,
Cela fait plus d’une décennie que l’AKP est au pouvoir en Turquie. Comment y est-il arrivé ?
Quel est son bilan ? Risque-t-il de gagner à nouveau ?
La victoire en 2002 du Parti de la Justice et du Développement (« AKP » en turc) a été un moment clé pour la démocratie au Moyen Orient. Pour la première fois, un parti se réclamant ouvertement de valeurs de l’Islam remporta les élections législatives.
Le combat idéologique entre les factions laïques et musulmanes date en fait du XIXe siècle, quand les deux s’opposaient sur la manière d’éviter l’écroulement de l’empire ottoman. Depuis la chute de celui-ci, le conflit entre les modernisateurs et les traditionalistes a continué à marquer la République. Par trois fois – en 1960, 1971, et 1980 – le militaire se sentit obligé de saisir le pouvoir dans des coups d’Etat afin de garantir un équilibre précaire.
En 1980, les leaders militaires légitimèrent l’Islam politique afin de calmer un mécontentement social menaçant. Et dans la décennie qui suivit, les Islamistes bâtirent une solide base locale en proposant, d’une manière remarquablement non-partisane, des services sociaux que l’Etat se montrait incapable de fournir.
C’est sur ce travail de terrain que se fonda le succès de l’AKP et de son leader Recep Tayyip Erdoğan aux élections de 2002, aidé, il est vrai, par des charges de corruption contre les autres partis et par un habile glissement rhétorique vers un discours libéral-conservateur rassurant. Ce premier mandat entre 2002 et 2007 a été une grande réussite. Il y eut un progrès remarquable sur le chemin de la démocratisation, accélérée par les réformes imposées par l’Union européenne qui avait reconnu au pays un statut de candidat à l’adhésion en 1999. En politique étrangère, le nouveau gouvernement opta pour une stratégie de « zéro problèmes » avec tous ses voisins. L’inflation et le chômage reculèrent, tandis que les investissements étrangers augmentèrent de manière spectaculaire. Ce gouvernement fut aussi le premier à reconnaître certaines revendications culturelles de la minorité kurde. Un excellent bilan.
Cependant, depuis 2007, il y a eu une détérioration significative dans l’ensemble de ces domaines. Réélu triomphalement, l’AKP et son leader sont devenus de plus en plus autoritaires, des membres éminents du parti ont été accusés de corruption, des présumés complots se sont avérés fabriqués de toutes pièces. Les indicateurs économiques ont perdu de leur éclat, et la monnaie de sa valeur. Pis, la crédibilité du parti a souffert au fur et à mesure que le public devenait de plus en plus sceptique sur la véracité des résultats électoraux proclamés.
L’AKP reste le parti le plus fort, mais lors des élections du 7 juin, les partis de l’opposition risquent de récupérer des électeurs perdus. Les Kurdes se détournent de l’AKP en raison d’une politique ethnique incohérente, et l’attitude critique des sociaux-démocrates paraît désormais moins paranoïaque aux citoyens attachés à la laïcité. De plus, les électeurs centristes et conservateurs pourraient récompenser la modération graduelle du parti nationaliste.
La question la plus importante pour la démocratie turque, cependant, ce n’est même pas de savoir qui va gagner les élections, mais si l’opinion publique croira encore le Haut Conseil des Elections lorsque celui-ci annoncera les résultats le lendemain…
Aller aux Mails d’Europe précédénts.
Hasret Dikici Bilgin est professeur assistant en sciences politiques à l’Université Okan d’Istanbul.
Dans son travail d’enseignement et de recherche elle s’intéresse surtout aux partis politiques et
aux élections en Turquie et dans le Moyen-Orient, avec un focus particulier sur les partis islamistes.