Au lendemain du scrutin turc qui donne au parti AKP du président Erdoğan une majorité absolue, Başak Alpan, professeure assistante au département de science politique et administration publique de la Middle East Technical University à Ankara, offre sa perspective, ancrée dans le réel.
Chère Başak,
Comment avez-vous vécu les élections dimanche dernier, en tant qu’universitaire et en tant que citoyenne ?
Au-delà du vote : leçons du scrutin turc
L’un des rares privilèges quand on est professeur en sciences politiques en Turquie est le fait que les élections ne se résument jamais à des calculs statistiques qui n’ont de l’intérêt pour personne. Au contraire : chaque élection vous fournit une bonne dose de choc émotionnel, de perplexité intellectuelle, et de nouveaux défis à relever.
Les élections de dimanche dernier ne font pas exception. L’AKP du président Erdoğan, à la surprise de ses propres cadres, a augmenté sa part du vote de 40 à 49% par rapport aux élections de juin 2015 qui n’avaient pas abouti à une coalition gouvernementale stable. Pour les opposants, ce fut une nouvelle expérience de choc et de perplexité.
Environ 70 000 d’entre eux – issus des classes moyennes urbaines éduquées – avaient décidé de ne pas se borner à voter et à regarder. Ils s’étaient portés volontaires pour l’observation civique des élections sous la bannière de l’initiative citoyenne « Voter et Plus ».
« Voter et plus » lancé à Istanbul en décembre 2013, en réaction à l’oppression des manifestations de Gezi, est devenue une association en avril 2014. Depuis, elle s’est constitué dans la moitié des 81 provinces du pays et s’est engagée lors des élections locales et présidentielles de 2014 et des législatives en 2015. Toujours avec l’objectif de faire en sorte que les élections s’effectuent de manière impartiale et sans tricheries.
La variété des bénévoles qui composent ce mouvement montre l’étendue de la perplexité qui règne : on y trouve des sociaux-démocrates, des laïcs invétérés malades du régime traditionnaliste, des musulmans anticapitalistes, des libéraux désenchantés par l’évolution de l’AKP, des gauchistes qui se battent pour la paix et la démocratie, et d’autres encore. Si l’on en croit un récent tweet ironique et populaire, le contexte politique turc est désormais devenu surréaliste au point de transformer d’anciens « anarchistes poststructuralistes » en vaillants défenseurs des élections !
En tant que membre du mouvement, j’étais observatrice à Ulubey, dans l’un des quartiers plus modestes d’Ankara. Quand je m’y rendais dimanche matin à travers les collines embrumées de la capitale, j’étais bien consciente que j’allais rencontrer un électorat conservateur, pro-AKP. La commission du bureau de vote m’accueillit gentiment, et pendant les neuf heures passées ensemble dans cette salle de classe d’une école maternelle, nous avons eu des échanges intenses (et des rires fréquents) au sujet de la situation politique actuelle.
Les habitants d’Ulubey avaient, cependant, d’autres soucis. Ils étaient surtout inquiets par rapport aux projets de réhabilitation urbaine qui allaient avoir un impact direct sur leurs habitations, et très remontés par l’arrivée massive de réfugiés syriens attirés par les loyers modestes. « Nous ne fermions même jamais nos portes, avant que les Syriens n’arrivent ! », me dit une électrice passablement énervée. Il était frappant de voir que tous ces sujets politiques sensibles se situaient sur le plan personnel, sans lien immédiat avec un parti politique ou une idéologie. Il s’agissait simplement de leur vie et de leur quartier.
A la fin de la journée, il apparut que 68% des électeurs de notre salle de classe avaient voté pour l’AKP. Le journal britannique The Guardian avait donc eu raison en avançant que même après les récents attentats d’Ankara, la peine ne pourrait jeter un pont au-dessus du clivage exacerbé actuel qui polarise la société turque entre conservateurs et progressistes. Or, chaque dissident politique qui vit en Turquie aujourd’hui doit passer ce pont tous les jours. Avant de vous envelopper dans votre utopie anti-gouvernementale et pro-démocratique, vous achetez votre pain chez un boulanger pro-AKP et prenez un taxi avec une radio pro- Erdoğan en plein volume. Vous êtes entouré par eux. Ce sont des gens ordinaires, avec des vies, des rêves, des désirs et des expériences ordinaires. Ils ont simplement d’autres priorités et un autre niveau d’abstraction.
Voilà ce que nous aurons besoin de théoriser et d’adresser si nous voulons continuer à prétendre qu’une autre Turquie est possible.
Başak Alpan est professeure assistante au département de science politique et administration publique de la Middle East Technical University, Ankara
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