Albrecht SONNTAG
Professeur d'études européennes - ESSCA

Cartoon by Nel (Ioan Cozacu) Il y vingt ans, le 1er septembre 1994, deux parlementaires allemands, membres de la CDU dirigée à l’époque par Helmut Kohl, ont adressé à la France une proposition ouverte au titre anodin de « Réflexions sur la politique européenne », mieux connue par la suite sous le nom du « Papier Schäuble-Lamers », selon les patronymes des deux signataires. Les propositions formulées dans ce texte assez dense d’une dizaine de pages – toujours disponible (en allemand) sur le site web du groupe parlementaire de la CDU – avaient le potentiel de changer le cours de l’intégration européenne. Elles auraient pu donner un sens concret au principe de subsidiarité, introduit vaguement par le Traité de Maastricht, mais jamais suivi d’un véritable plan de mise en œuvre. Elles auraient pu mener vers cet approfondissement de l’Union qui devait précéder le grand élargissement à l’Est, mais qui n’a jamais eu lieu faute de consensus sur la finalité du projet européen. Elles auraient pu faciliter l’adoption (et la ratification !) d’une constitution européenne et faire de l’introduction des « Eurobonds » une composante tout à fait logique d’une union monétaire plus restreinte et plus solidaire. Elles auraient pu produire une Allemagne plus profondément européenne, plutôt que cette Europe de plus en plus allemande qu’on connaît aujourd’hui. Auraient pu. Car l’élite française, classe politique et médias confondus, a préféré ne pas donner suite à cette demande de rendez-vous historique.

Une initiative audacieuse Que proposèrent Wolfgang Schäuble et Karl Lamers dans leurs « réflexions » ? En fait, ils firent un appel des pieds à la France d’aller de l’avant dans la construction d’une Union politique au-delà de l’Europe du grand marché unique, en faisant fi des hésitations des Etats-membres récalcitrants. Pour y parvenir, ils proposèrent davantage de « flexibilité », à savoir la création d’un « noyau dur » d’Etats-membres, « prêts à aller plus loin dans leur coopération et dans l’intégration, et capables de le faire ». Ce noyau dur de l’Union ne devait plus « être bloqué par les droits de véto d’autres membres » et avait pour vocation d’opposer un « centre fort » aux tendances centrifuges déjà visibles dans l’Europe des douze de 1994. Pour Schäuble et Lamers, cette « Europe à géométrie variable » ou « à plusieurs vitesses » était une étape indispensable si on voulait progresser sur le chemin de l’intégration non seulement de la politique monétaire, mais aussi des politiques fiscales, économiques et sociales. Selon eux, elle était une occasion pour la classe politique française de tourner le dos à un double-langage qui consiste à déplorer le manque de progrès en matière d’intégration des politiques européennes tout en hésitant « à faire des pas concrets vers une telle intégration » en raison du poids historique d’une certaine idée de souveraineté de l’Etat-nation finalement non-négociable. Raison sur le fond, erreurs dans la forme En rétrospective, Schäuble et Lamers avaient raison sur toute la ligne. Ils avaient identifié avec lucidité ce qui aurait évité à l’Union européenne le manque de leadership et de dynamisme qui s’est fait si cruellement sentir durant ces quinze dernières années. Mais ils commirent deux erreurs de forme. D’une part, ils désignèrent explicitement ceux qui, à leur avis, étaient en l’état des choses susceptibles de faire partie du « noyau dur », à savoir la France, l’Allemagne, et le Bénélux. Ce qu’un éditorial du Monde taxa de « rudesse germanique » et ce qui ne manqua pas de susciter un certain émoi en Italie et en Espagne. D’autre part, ils employèrent l’adjectif « fédérale » pour décrire leur conception de l’Europe future, mot tabou s’il en est à Paris. Ces impairs leur valurent un accueil oscillant entre silence embarrassé et refus plus ou moins poli. Dans une France déjà entrée en pré-campagne présidentielle, aucun courant politique ne pouvait se permettre de paraître en train de « brader » la souveraineté nationale. Ce fut pourtant peut-être la dernière occasion de dire « chiche » à l’Allemagne. Une Allemagne dirigée par une génération qui avait connu la guerre, qui était acquise au projet européen au point de sacrifier le Mark sur l’autel de la monnaie commune contre l’opinion publique, et qui avait l’intime conviction qu’il fallait arrimer leur pays toujours plus étroitement à l’Europe afin de « le sauver de lui-même ». Cette Allemagne-là, elle parlait d’égal à égal avec la France. Aujourd’hui, Monsieur Schäuble est toujours là, grand argentier de l’Allemagne (et donc de l’Eurozone), toujours francophile et fédéraliste à titre personnel, mais peu enclin désormais à écouter les leçons de Keynésianisme en provenance des ministres français qui se succèdent. La question de savoir si l’Allemagne d’aujourd’hui – ou du moins son gouvernement – est toujours en faveur d’une union politique, reste ouverte. Dans un papier remarquable publié très récemment, notre ami Miguel Otero-Iglesias veut encore y croire. Mais en 2014, on est en droit d’en douter. En 1994, l’histoire du « Papier Schäuble-Lamers » est l’histoire d’un rendez-vous raté, d’une absence de vision et d’un manque de courage qui confirme, une fois de plus, la pertinence de l’heureuse formule trouvée par Jacques Rovan dès 1945 lorsqu’il disait que nous aurions, à l’avenir, « l’Allemagne de nos mérites ».

Albrecht Sonntag

Dessin "Europe à deux vitesses" de Nel (Ioan Cozacu)

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