Pour aussi longtemps que mon permis de conduire puisse se souvenir, j’ai traversé le Rhin au nord de Strasbourg entre Iffezheim (côte allemand) et Roppenheim (côté français). A la fin des années 70 et au début des années 80, le contrôle des passeports et la question habituelle si on avait quelque chose à déclarer faisaient partie du rituel (bien que de manière autrement plus relaxée qu’aux points de passage vers la RDA…)
Quelques années plus tard, les douaniers étaient toujours là, mais ils ne contrôlaient plus personne, à l’exception de quelques camions suspects. Il n’y avait plus de barrières non plus. Ce qui restait, c’était l’habitude de se débarrasser, sur le chemin du retour, de ses derniers francs dans les petites boutiques des villages aux noms improbables comme Soufflenheim, Roeschwoog ou Bischwiller. Logiquement, lorsque les douaniers étaient partis au début des années 90, leur poste fut transformé temporairement en bureau de change.
Evidemment, une fois l’Euro arrivé, même le bureau de change n’avait plus de raison d’être. Depuis, le bâtiment attend, volets fermés, à côté d’un rond-point en plein milieu d’un genre de friche dont Dame Nature a repris le contrôle.
Pendant plus d’une décennie, il ne semblait avoir aucun avenir. Mais qui sait ? Maintenant que les actualités quotidiennes sur le drame des refugiés qui se déroule entre Lampedusa et Calais remettent la question des frontières au cœur du débat public, la mise en question des accords de Schengen et la revendication de contrôles plus stricts des frontières nationales sont redevenues à la mode. Il semble que les vents aient tourné depuis les années 1980 lorsque l’abolition des frontières a été célébrée comme un progrès de civilisation et une étape logique du processus d’intégration européenne.
Ce n’est guère surprenant. Le contrôle des frontières territoriales est une composante essentielle de la légitimité de l’Etat-nation classique. Perdre ce contrôle – même volontairement – inflige par définition une plaie à la souveraineté nationale, un genre de douleur fantôme que les marchands de peur de toutes les couleurs peuvent réactiver à tout moment. Il est assez probable que dans les circonstances actuelles, la mise en cause publique de Schengen deviendra (à moins qu’elle ne le soit déjà) une figure rhétorique imposée dans les campagnes électorales de bien des Etats-membres.
Pour le moment, il paraît invraisemblable que du vivant de mon permis de conduire, des contrôles systématiques soient réintroduites le long de la frontière franco-allemande du Rhin. Ceci dit, on ne saurait l’exclure. Si Schengen devait être démantelé, pourquoi Roppenheim serait-il différent de Calais ?
Ce serait une vision cauchemardesque pour beaucoup, surtout pour les nombreux voyageurs qui traversent le Rhin régulièrement. S’ils ont récemment commencé à ralentir à nouveau en approchant la frontière, ce n’est pas (encore) pour montrer leur passeport, mais plutôt pour sortir leur cartes de crédit dans le tout nouveau village de magasins d’usines de grandes marques qui vient de sortir de terre à quelques pas du poste de douane abandonné. Autant profiter du marché unique européen tant qu’il existe encore.
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