Note de lecture : Thomas Hoerber, Hayek vs. Keynes – A Battle of Ideas. Londres, Reaktion Books, 2017 ; 140 p., 18 €.
Y a-t-il eu, depuis le début de la crise économique et financière en 2008, un seul éditorial ou point-de-vue dans un titre de presse international qui ne faisait pas, d’une manière ou d’une autre, référence à Keynes, aux doctrines ou recettes keynésiennes ou au « Keynésianisme » tout court ? Y a-t-il eu une seule prise de position d’un économiste qui ne renvoyait pas à l’œuvre du grand économiste britannique, en l’indiquant comme manuel ou feuille de route à l’intention de leaders politiques en charge de traiter les banques en faillite, de doper une croissance molle, ou de réparer les imperfections de l’Union monétaire européenne ? S’il y en a eu, j’ai dû les rater.
Cela fait près d’une décennie depuis l’explosion de la crise des « sub-primes » et la banqueroute de Lehman Brothers, et cela a été une décennie durant laquelle le chef d’œuvre de John Maynard Keynes, la Théorie générale de l’emploi, l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), a été redécouvert avec enthousiasme. Il a été loué avec autant de zèle que le « néolibéralisme », identifié comme le fondement théorique des politiques économiques de Reagan et Thatcher, responsables de la crise, a été voué aux gémonies. Le libéralisme économique – en France systématiquement affublé du préfixe « ultra » – n’a pas seulement été considérée comme étant la source de la cupidité sans limite et du manque d’éthique de nombreux acteurs du monde économique, mais aussi dénoncé comme l’idéologie menant aux fameuses mesures d’austérité, insensibles et contre-productives, imposées à des pays entiers par des organismes supranationaux comme le FMI ou le Conseil de l’Eurozone.
L’un des noms qui surgit invariablement quand il est question de la pensée libérale est celui de Friedrich Hayek, dont l’opus magnum, La route de la servitude (1944) figurait récemment au Royaume-Uni dans la même liste des « ouvrages académiques les plus influents du XXe siècle » que la Théorie générale de Keynes (ce dernier emporta d’ailleurs le vote).
Quand les commentateurs et éditorialistes, des experts des plateaux de télévision jusqu’aux lauréats célébrissimes du Prix Nobel de l’Economie qui se font chroniqueurs dans les journaux américains, commencent à se lancer les noms des théories économiques majeures à la figure, le moment est venu de retourner aux sources et d’essayer d’avoir une meilleure compréhension des textes d’origine.
C’est exactement ce que fait Thomas Hoerber dans son essai récent Hayek vs. Keynes – A Battle of Ideas (en anglais, chez Reaktion Books, Londres, 2017). Il sort deux classiques de l’économie parmi les plus importants de sa bibliothèque et oppose, de manière condensée et compréhensible, les pensées et les arguments qu’ils avancent.
Le fait que l’auteur, directeur de l’EU-Asia Institute à l’ESSCA, ne soit pas lui-même économiste, mais historien et politiste établi avec une expertise particulière en études européennes, s’avère finalement très avantageux. Tout particulièrement pour les lecteurs qui, comme l’auteur de ces lignes, voudraient acquérir une meilleure compréhension de l’histoire de la pensée économique, mais qui sont désespérément perdus quand ils se confrontent à la sous-discipline de mathématiques appliquées que semble être devenue l’économie de nos jours. Voilà un auteur qui nous prend par la main et nous guide avec patience à travers ce « champ de bataille des idées », en nous rappelant régulièrement que l’économie peut (et devrait en fait) être une science profondément sociale, fournissant des clés de lecture de la manière dont fonctionne la société et expliquant comment des mesures économiques peuvent (et devraient en fait) contribuer au bien commun.
C’est en définissant ce qu’est le bien commun que Hayek et Keynes ont un sacré différend. Est-ce, pour simplifier grossièrement, l’objectif suprême du plein emploi quitte à entraver les libertés individuelles par de l’intervention massive de la part de l’Etat ? Ou est-ce tout d’abord et avant tout la liberté individuelle elle-même, puisque la planification et l’intervention substantielle par les gouvernants, même initiées avec les meilleures intentions, ouvre inévitablement la route … de la servitude ?
Remplacez « servitude », ce terme un peu obsolète qui rappelle la société féodale, par une expression plus contemporaine comme, disons, « démocratie illibérale », et toute la pertinence et l’actualité de ce débat devient tout d’un coup très évident. Alors que les économistes – de manière justifiée et crédible – célèbrent les politiques d’investissement et de planification anticycliques de Keynes comme moyen de rompre avec le cercle vicieux de l’austérité et de l’inégalité sociale, ces politiques servent en même temps de caution pour des régimes autoritaires basés sur la pseudo-légitimité de la volonté apparente du « vrai peuple » et affichant un mépris flagrant pour les libertés civiques et la séparation des pouvoirs.
Dans les 140 pages de ce livre compact et dense, divisé en neuf chapitres, Thomas Hoerber parvient à montrer qu’il ne s’agit pas là d’un débat de la tour d’ivoire universitaire entre deux écoles de pensée datant de plus de 70 ans, mais d’une dispute idéologique fondamentale et non-résolue sur le monde dans lequel nous vivons actuellement. Cette actualité est bien illustrée par un chapitre qui applique la grande controverse à la construction européenne, c’est-à-dire à un processus d’intégration et de régulation d’un marché supranational basé sur le principe de la concurrence libre et non-faussée dont ni Keynes ni Hayek n’auraient même pas osé rêver au moment où ils rédigeaient leurs livres.
L’essai de Thomas Hoerber couvre donc cette « bataille d’idées » depuis ses débuts jusqu’à son impact contemporain. Et le gagnant est … ? Selon le quasi-consensus du moment, ce serait Keynes, que Le Monde a récemment qualifié de « valeur en hausse » dans un dossier qui lui était consacré. Mais face au cycle discursif actuel massivement en faveur de Keynes, l’auteur se trouve, tout au long de son ouvrage, régulièrement amené à défendre Hayek, dont le travail, bien que rédigé en Angleterre, reste fortement imprégné par le scepticisme qui est si caractéristique de sa Mitteleuropa maternelle, et mérite certainement d’être redécouvert.
Quelles que soient les penchants fluctuants de la communauté académique ou les choix volatiles d’un électorat qui vote pour des politiques mettant en œuvre des idées et des principes inspirés par ces deux grands penseurs, les choix qui sont faits dépendront toujours du contexte : le temps et l’espace sont des variables essentielles. L’actualité même de ce débat illustre combien le Zeitgeist du moment et les préférences culturelles profondément ancrées dans les communautés politiques en fonction des sentiers historiques engagés pèsent sur les décisions collectives au sujet de la société dans laquelle nous voulons vivre.
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