Il y a trente ans, le 14 Janvier 1985, Jacques Delors, qui venait d’entrer en fonction à la tête de la Commission européenne une semaine auparavant, prononça sa « Déclaration sur les orientations de la Commission » devant le Parlement européen réuni à Strasbourg. Il se dit empreint « à la fois d’humilité intellectuelle et d’une grande détermination politique », deux attitudes qui semblent plutôt bien caractériser l’homme et son travail.
Il annonça aussi que la Commission devait à nouveau « jouer le rôle central d’ingénieur de la construction européenne », ce qu’elle fit sans le moindre doute tout au long de la décennie que Delors passa à sa tête. Il y a aujourd’hui un consensus très largement partagé sur le mérite personnel de Jacques Delors d’avoir inculqué un nouveau dynamisme au processus d’intégration européenne et d’avoir réussi à mener à bien l’achèvement du marché unique.
Le fait qu’il soit, dans la littérature académique et dans les médias anglophones, invariablement acclamé pour avoir été « pragmatique » plutôt qu’ « idéologique » ne donne pas seulement l’une des explications possibles pour l’efficacité de son leadership, mais révèle aussi combien profondément sont ancrés certains stéréotypes nationaux – comme si le pragmatisme dépourvu de dogmatisme était par définition incompatible avec le fait d’être Français…
L’une des clés de son succès inégalé en tant que Président de la Commission était peut-être son savoir-faire de médiateur. Delors parvint à assurer une médiation sensible entre le couple franco-allemand et les autres Etats-membres (surtout les plus petits).Il jeta aussi tout son poids dans la médiation entre les partenaires sociaux, en dialogue constant avec le patronat, déjà bien organisé sur le plan européen dans l’UNICE, et la Confédération Européenne des Syndicats (CES). Et sur un plan plus général, il fut en médiation permanente entre les visions idéalistes de l’Europe (le rêve fédéral) et le réalisme de ce qui était politiquement faisable (la construction du marché).
En même temps, la grande réussite de cette éternelle médiation peut aussi être considérée comme son échec le plus cuisant.
Dans son discours programmatique du 14 Janvier 1985, il avait identifié très clairement les « divergences de fond », les « restrictions mentales », et les « interprétations différentes des règles qui nous régissent » qu’il s’apprêtait à réduire et surtout à empêcher de bloquer son grand projet du marché unique durant ses mandats. Ce qu’il fit avec un grand succès, mais au prix de l’ambiguïté.
Par exemple, la célèbre définition de l’Union européenne comme « fédération d’Etats-nations » n’est finalement rien d’autre qu’un compromis sémantique très creux qui ne veut pas dire grand-chose et qui sert surtout à cacher la grande question de la finalité du processus d’intégration sous le tapis. Avec le résultat de donner autant aux fédéralistes qu’aux souverainistes le sentiment d’avoir été entendus et, en fait, confirmés dans leurs idées. Mais sur la durée, un tel manque intentionnel de clarté ne fait que nourrir la déception de tous côtés, et c’est ce que nous sommes aujourd’hui en train de récolter.
« L’Europe sociale » ou le fameux « modèle social européen » font également partie de ces messages ambigus. En Janvier 1985, Delors appela de ses vœux « un espace économique et social unifié », dans lequel « l’efficacité et la justice peuvent aller de pair » et qui serait dépourvu de « dumping social » (terme qu’il a d’ailleurs dû être l’un des premiers à utiliser). Il n’y a aucune raison de jeter le doute sur la sincérité de ses convictions sociales, de sa défense de l’Etat providence, de son engagement infatigable en faveur du dialogue social. En revanche, c’est bien la décennie Delors qui a vu le déclin de la pensée social-démocrate en Europe et le triomphe du néolibéralisme. Et c’est bien le Traité de Maastricht qui a commis le « pêché originel » de reléguer le protocole social aux annexes et de permettre aux Britannique de ne même pas le signer. La perception de l’Union européenne comme une grande machine à déréguler est également très liée aux années Delors : il faut bien reconnaître que le fait que de plus en plus de citoyens aient pris « l’Europe sociale » pour une chimère, pis : un mensonge, pendant que les services publics étaient en train d’être vendus au « big business », a massivement contribué au rejet de la constitution européenne en France lors du référendum de 2005, tout juste dix ans après que Delors avait quitté sa fonction.
Dans ses Mémoires de 2003, Delors décrivit l’Acte Unique Européen (1986), le Traité qui servait de feuille de route pour le marché unique, comme un « outil politique (…) non seulement pour mettre en place le marché intérieur mais aussi pour appliquer des politiques qui donneront à la Communauté le visage d’un modèle européen de société, d’équilibre entre marché et régulation, une dialectique subtile entre compétition, coopération et solidarité. » (pp. 227-28)
A chacun de juger selon ses propres critères politique le succès relatif de Jacques Delors à préserver ce « modèle européen de société » et à maintenir cette « dialectique subtile ». Quel que soit le verdict : tout comme le pragmatisme est parfaitement compatible avec le fait d’être Français, un regard sceptique et lucide sur un héritage ambigu n’est en aucun cas en contradiction avec un respect profond pour ce qui a été accompli.