Vous avez passé Noël au chaud avec votre famille ? Vous auriez pourtant pu vous offrir, du 23 au 27 décembre, le « Voyage du centenaire de la trêve de Noël » proposé par le tour operateur écossais Mercat Tours. Le programme comprenait bien sûr un match de football dans les champs de bataille des Flandres où les célèbres matches de trêves de Noël entre soldats britanniques et allemands sont censés avoir eu lieu. L’histoire de ces matches improvisés fait partie des anecdotes les plus émouvants de la Grande Guerre : des soldats qui, touchés par les chants de Noël de l’ennemi, quittent leurs tranchées pour aller à la rencontre des autres, fument quelques cigarettes dans le no man’s land, sortent un ballon de football et s’engagent dans un match sans organisation aucune, histoire de passer un bon moment ensemble avant d’être rappelés à l’ordre par leur officiers désarçonnés par cette fraternisation spontanée. Cette histoire a servi de trame narrative pour un très beau dessin animé intitulé « La guerre n’est pas leur jeu » (Dave Unwin, 2001, 29 min., basé sur le roman pour enfants « War Game » de Michael Foreman, 1989), et elle a joué un rôle clé dans le film français « Joyeux Noël » de Christian Carion (2005).
C’est une belle histoire, avec des gens ordinaires désobéissant, ne serait-ce que pour un bref moment, à l’ordre de s’entretuer. Selon certaines sources, des trèves spontanées de ce genre ont pu être observées à différents endroite des Flandres et du Nord de la France. Malheureusement, en dépit du grand nombre de photos prises sur le front ces jours-là, personne ne semble s’être donné la peine d’immortaliser un de ces matches, et quelques doutes légitimes persistent sur la véracité des fraternisations par le football. Faut-il croire les rapports dans plusieurs journaux britanniques datés de Janvier 1915 ou faut-il y voir surtout une sorte de propagande ayant pour objectif de distinguer entre les « bons » Allemands (Saxons, Souabes, Bavarois) et les « méchants » Prussiens ? Peut-être cette histoire a-t-elle été simplement reprise, embellie et diffusée par des pacifistes de l’après-guerre qui y trouvaient une formidable illustration de toute l’absurdité de la guerre ? Ou cultivée par les promoteurs du football, avec le but de démontrer la capacité de ce jeu à rapprocher les gens à travers tous les clivages ?
Selon l’historien français Paul Dietschy, la recherche historique sérieuse ne saurait que confirmer ces doutes. La plupart des témoignages émanent de soldats qui n’avaient fait que « regarder » l’un de ces matches ou qui en avaient « entendu parler ». D’un autre côté, plusieurs vétérans de la Grande Guerre qui étaient encore en vie au début des années 2000 ont confirmé l’improvisation plutôt chaotique de tels matches. L’un d’entre eux, Bertie Felstead, mort en 2001 à l’âge de 106 ans, en a parlé de manière très explicite en précisant « cela n’a pas été un vrai match, plutôt une grande mêlée ; il pouvait y avoir 50 joueurs de chaque côté pour ce que je m’en souviens ». Selon lui, le tout n’a probablement pas durée plus d’une demi-heure. Paul Dietschy concède volontiers que si un tel match de Noël a eu lieu, ce fut certainement en 1914 quand « le no man’s land, s’il était déjà encombré de fils de fer barbelés et de munitions ayant ou non explosé ou encore ponctué de trous d’obus, n’avait pas encore le caractère chaotique qu’il présenta quelques mois plus tard ». Les tranchées n’avaient été creusés que quelques mois auparavant, et il est aussi avéré que de nombreux bataillons britanniques avaient apporté des ballons de football. Pour les Allemands, c’est moins probable, car comme l’a montré l’historienne allemande Christiane Eisenberg, le football n’était, dans l’empire prussien, pas encore le jeu populaire par excellence, mais plutôt un apanage des milieux bourgeois. D’une manière ou d’une autre, est-il vraiment important de savoir si les soldats ont joué au football dans les tranchées ou non ? La question n’est pas tant de savoir si les matches de Noël sont un fait historique, mais comment la mémoire collective est fabriquée à partir d’une histoire émouvante. Même si les matches n’ont jamais eu lieu, notre désir de commémorer un éclair d’humanité joyeuse dans un monde de brutalité absurde fait en sorte que cette histoire DOIT être vraie.
Dans quelques années, la mémoire l’aura entièrement remporté sur l’histoire. La frénésie commémorative de 2014 ne peut plus se permettre d’avoir des doutes. Il paraît qu’un livre récent rédigé par un journaliste belge aurait trouvé de nouvelles sources, citant les notes et lettres des soldats et témoins présumés Johannes Niemann et Kurt Zehmisch. Et maintenant que la petite ville flamande de Ploegsteert a même érigé une stèle avec un football en hommage aux trêves de Noël de 1914 – monument inauguré le 11 décembre dernier par Michel Platini lui-même ! – la mémoire se substitue aux faits. Quelle formidable étude de cas contemporaine pour la construction d’un lieu de mémoire ! Tout ce qu’il faut est une histoire trop belle pour ne pas être vraie, un fort désir collectif de célébrer des êtres humains plutôt que des héros de guerre, et un secteur du tourisme commémoratif en plein boom qui permet à des politiques locaux de combiner des croyances humanistes tout à fait sincères avec un sens de l’opportunité économique. Si les futurs visiteurs du monument de Ploegsteert prennent aussi le temps de visiter, par exemple, l’excellente exposition sur la Grande Guerre dans l’impressionnante Halle aux Draps d’Ypres, et l’un des nombreux cimetières qui couvrent les Flandres, l’histoire des matches des trêves de Noël aura déjà contribué à une bonne leçon d’histoire.
A tous ceux qui qui s’intéresse à l’histoire (au-delà de la mémoire !) du sport européen, je recommanderais à titre personnel le cimetière de Langemark, également tout près d’Ypres. Ses pierres racontent comment des milliers d’étudiants prussiens, des Studentenschaften (associations d’étudiants) entières, profondément nationalisés par l’idéologie du mouvement de gymnastique (« Turnen ») et par le lavage des cerveaux des lycées du Kaiserreich, se portèrent volontaires avec enthousiasme dès les premiers jours de la guerre, dans la ferme conviction qu’il s’agissait d’un genre de grand événement sportif. On leur avait dit qu’ils seraient de retour pour Noël. Mais cent Noëls plus tard, ils sont toujours dans les Flandres. La proximité entre Ploegsteert et Langemark – pas plus de trente minutes en voiture – est une excellente illustration pour le fait que le sport en général, ou le football en particulier, ne sont ni bons ni mauvais par essence. Ils ne sont que ce que les circonstances, le zeitgeist et le discours dominant en font. Littérature :
- Iain Adams and Trevor Petney, ‘Germany 3 –Scotland 2, 25th December, 1914: Fact or Fiction’, in Jonathan Magee, Alan Bairner & Alan Tomlinson (éds), The Bountiful Game? Football Identities and Finance, Oxford, Meyer & Meyer Sport, 2005, p. 21-41.
- Christiane Eisenberg, ‘English Sports’ und deutsche Bürger. Eine Gesellschaftsgeschichte 1800-1939, Paderborn, Schöningh, 1999.
- Stanley Weintraub, Silent Night. The Remarkable Christmas Truce of 1914, London, Simon & Schuster, 2001.
- Thomas Löwer, ‘The various impacts of a short peace on the minds of soldiers. Demystifying the Christmas Truce’, online under http://www.greatwar.nl/frames/default-christmastruce.html