Pourquoi une personne peut-elle agir involontairement de façon immorale ? Réponse possible : parce qu’elle n’est pas consciente que la situation dans laquelle elle se trouve possède une dimension morale. Cette défaillance de la perception est défendue par Max Bazerman et Ann Tenbrunsel dans un article paru récemment dans le New York Times : « Stumbling Into Bad Behavior ».

 

Les deux auteurs y rappellent une expérience réalisée en 1999. Le contexte était celui d’un accord conclu par des entreprises d’un même secteur économique en vue d’investir dans de coûteux équipements industriels anti-pollution. La problématique concernait le respect ou non de l’accord.

Les participants furent divisés en deux groupes. Ceux du premier étaient menacés d’une sanction s’ils ne respectaient pas l’accord. Ceux du second n’encouraient aucune sanction. Le résultat fut contre-intuitif. Les participants qui risquaient une sanction eurent plus tendance à se conduire de manière immorale que ceux qui ne risquaient pas d’en subir – un résultat contraire à ce que suggère l’idée générale que toute menace de punition a pour effet de prévenir un tort.

L’explication de Bazerman et Tenbrunsel invoque la manière qu’ont eu les sujets de se représenter la situation. Selon leur interprétation, ceux qui ne risquaient aucune sanction construisirent la situation sous la forme d’un dilemme éthique, alors que les autres s’en formèrent une représentation strictement financière, dépourvue de composantes éthiques.

Ainsi une action immorale n’est pas seulement le produit de la volonté délibérée de mal agir ou l’effet d’une ignorance. S’agissant de l’expérience évoquée, elle serait due à un phénomène voisin de l’« amnésie morale » dont nous parlions dans un article précédent. Les auteurs évoquent en effet l’« effacement éthique » (ethical fading) qui expliquerait que « nous finissons par adopter un comportement ou à le tolérer alors que nous le condamnerions si nous en étions conscient ». Ce processus consiste dans le fait qu’« une personne ne réalise pas que la décision qu’elle prend a des implications éthiques et que, par conséquent, aucun critère éthique n’est pris en compte dans sa décision » (1). Et il explique pourquoi cette personne demeure convaincue d’avoir agi de manière éthique.

Des considérations du même ordre ont été proposées par des chercheurs en éthique des affaires. C’est le cas de Gendron, Suddaby et Lam dans le champ particulier de l’éthique de l’audit (2). Leur enquête empirique portait spécifiquement sur l’engagement des auditeurs comptables envers le principe d’indépendance, l’un des principes fondamentaux de comportement des commissaires aux comptes.

L’une des hypothèses testées était la suivante : « L’engagement des auditeurs envers leur client est corrélé négativement à leur engagement envers le principe d’indépendance ». Autrement dit, plus un réviseur comptable est proche du client dont il contrôle les comptes – en particulier, plus il s’attache à répondre aux besoins de ses dirigeants –, moins il sera indépendant. Or, contrairement à l’hypothèse envisagée, l’enquête a fait ressortir une corrélation positive entre l’engagement envers le client et le respect du principe d’indépendance.

L’interprétation que les auteurs ont proposée relève de la faculté de perception morale. Lorsqu’un auditeur est « proche » de son client, il percevrait effectivement les signaux qui pourraient mettre en péril son indépendance : « Les auditeurs très engagés envers leurs clients pourraient être plus sensibles … à l’égard des conséquences potentiellement négatives, sur leur engagement envers le principe d’indépendance, résultant de la relation étroite qu’ils entretiennent avec leur client (des conséquences que l’on présente souvent, dans la littérature professionnelle, comme une menace sur la légitimité à long terme de la profession) ».

De telles considérations renforcent ce qui constitue l’idée principale de Bazerman et Tenbrunsel : pour comprendre les défaillances éthiques dans la vie des affaires, il convient d’étudier la psychologie qui les sous-tend. Dans d’autres travaux, ces auteurs invoquent deux composantes de cette psychologie : notre évaluation que telle ligne de conduite est la meilleure (elle correspond à ce que nous devrions faire) et notre désir d’agir de telle manière (par exemple en vue de satisfaire nos intérêts).

L’effacement éthique évoqué précédemment reposerait sur le rapport entre ces deux composantes au moment de l’action. Par exemple, si une personne croit que A (une action morale) est la meilleure chose à faire, mais qu’elle fait B (une action non morale), ce serait parce que son désir l’emporterait sur sa croyance au moment de l’action – un fait qui constituerait dans ce cas un « effacement éthique ».

Ces résultats sont intrigants et parfois fascinants, mais leur caractère spectaculaire ne doit pas effacer notre esprit critique. On peut se demander par exemple si l’« effacement éthique » est effectivement involontaire ; si sa cause ne se situe pas dans l’exercice d’une volonté antérieure – avant l’action caractérisée par l’effacement éthique ; ou encore dans quelle mesure il est influencé, sinon déterminé, par le caractère de la personne. L’« effacement éthique involontaire » pourrait ne pas être si involontaire que cela.

Alain Anquetil

(1) A. E. Tenbrunsel, K. A. Diekmann, K. A. Wade-Benzoni et M. H. Bazerman, « The ethical mirage: A temporal explanation as to why we are not as ethical as we think we are », Research in Organizational Behavior, 30, 2010, p. 153–173.

(2) Y. Gendron, R. Suddaby et H. Lam, « An Examination of the Ethical Commitment of Professional Accountants to Auditor Independence », Journal of Business Ethics, 64, 2006, p. 169–193.

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