Petit examen rétrospectif sur l’année 2013. D’abord une question sans doute peu commune : quel lien peut-on établir entre les arbres de Noël organisés par les entreprises et la théorie des parties prenantes ? Une émission de France Culture, diffusée le 24 décembre dernier, se demandait justement à qui sont destinés ces arbres de Noël et pour quoi – en vue de quel objectif. Dans le contexte de l’éthique des affaires, la même question a été posée à propos des parties prenantes dont une entreprise devrait se soucier. Cette problématique – qui compte, et pour quoi – est souvent résumée par un « principe » bien connu quand on évoque l’application de la théorie parties prenantes – en anglais : The Principle of Who and What Really Counts.
Invitée par l’émission Dans la hotte… des sciences sociales, diffusée sur France Culture au cours de la semaine de Noël, la sociologue Anne Monjaret a soulevé des questions relatives aux rites des « arbres de Noël » organisés dans les entreprises. Sans poser directement la question contenue dans le Principle of Who and What Really Counts cher à la théorie des parties prenantes (1), elle traitait implicitement les familles des salariés comme des parties prenantes de l’entreprise.
Après une rapide description du rite des « arbres de Noël », elle en proposait deux interprétations. Elle affirmait ainsi que « Les « arbres de Noël » sont l’expression (…) d’une fête familiale. Ce jour-là, on reçoit les enfants, la famille, on leur offre des cadeaux (…). On offre des spectacles aussi, et finalement il y a une mise en scène de la famille dans l’entreprise. Cela peut être lu de deux façons. Ou c’est un acquis social – et il est vrai que c’est important pour les salariés : quelque part le cadeau est une sorte de prime – on le remet à l’enfant mais n’empêche que c’est cela aussi. Et en même temps, d’une autre façon, c’est la mainmise, ou l’expression de la mainmise de l’entreprise sur la vie privé de ses salariés. Et c’est en ça que quelque part aussi se joue une forme de domination entre l’entreprise et ses salariés. Et cela nous montre bien que l’entreprise est liée au calendrier festif, social, et donc qu’elle inclut dans sa vie, dans son fonctionnement, ce qui se passe aussi à l’extérieur, comme pour mieux légitimer ce qu’elle est. »
Cette imbrication entre la vie interne à l’entreprise et le monde extérieur, Anne Monjaret l’avait développée dans un intéressant article publié en 2001 sur les fêtes sur le lieu de travail (2). Elle y abordait d’ailleurs les arbres de Noël. Qu’elles soient, pour reprendre une typologie citée dans l’article, occasionnelles (par exemple pour un anniversaire), cycliques (u, pot de départ) ou calendaires (une fête de Noël), ces fêtes internes à l’entreprise ont, selon elle, un « caractère éminemment social ». Parmi les fonctions qu’elles remplissent, il y a, du point de vue de l’entreprise, le fait d’« encadrer et [d]’intégrer l’individu qui entre en son sein, autrement dit [de] le faire devenir un travailleur salarié, ce qui sous-tend une obligation de travail mais aussi un apprentissage des règles, des normes et des valeurs de l’établissement. La fête peut participer à cette socialisation et aidera aussi à en souligner les appartenances professionnelles. Il s’agit pour chaque individu de se reconnaître dans le système. »
La manière dont le mot « fête » est employé en général souligne l’ambiguïté qui est liée à sa portée ou à son extension. Car la fête peut avoir une nature publique, avoir pour référent la communauté ou la société toute entière. Elle prend alors le sens de « réjouissances publiques qui se font en certaines occasions extraordinaires », selon les termes du Dictionnaire de L’Académie française (8ème édition, 1932-1935). Le sens religieux (« jour consacré particulièrement à des actes de religion; ou cérémonies religieuses par lesquelles on célèbre ce jour ») entre dans cette catégorie.
Mais la fête a aussi une extension privée. Elle concerne alors « des réjouissances qui se font dans des assemblées particulières ». Elle peut aussi désigner, par métaphore, des activités agréables (« faire la fête ») ou un état d’esprit enjoué provoqué par exemple par une situation inattendue (ce dont témoigne par exemple l’expression « Il n’a jamais été à pareille fête »).
Dans le premier cas – la fête au sens d’un événement public,– les participants sont plutôt invités ou conviés, parfois ils vont à la fête de bon cœur ou pour se montrer mais parfois aussi ils sont tenus de s’y rendre. Dans le second cas – la fête au sens d’un événement privé,– la participation de chacun à la fête est voulue, elle résulte d’un assentiment, d’un acte intentionnel au sens où chaque participant était libre de ne pas s’y rendre.
Dans quelle catégorie se situent les fêtes d’entreprise ? Dans la première (elles figurent alors dans la même classe que les fêtes publiques institutionnalisées au sein de la société) ou dans la deuxième (elles ont alors la nature d’événements privés à l’instar de fêtes d’anniversaires, ou organisés à l’occasion de la visite de parents ou d’amis) ?
La question elle-même suggère une ambiguïté. Ce qu’il y a de commun aux deux catégories, ce sont les idées de plaisir, essentiellement de plaisir collectif, et de rupture avec la vie quotidienne. Anne Monjaret parle ainsi de la fête comme d’un « véritable stimulant ». Cependant elle ajoute aussitôt que « ces manifestations festives [dans l’entreprise] sont l’instrument direct ou indirect d’une politique interne à l’entreprise ». Or, et c’est là qu’apparaît l’ambiguïté, cette politique suppose la participation de chacun. Anne Monjaret cite ainsi une observation trouvée en 1984 dans le journal interne d’une banque : « La fête est également nécessaire : elle fait partie de l’équilibre social ». Puis elle ajoute que « le rôle principal de ces fêtes d’entreprise, on l’aura compris, est d’intégrer l’individu dans la structure professionnelle. Chacun doit y trouver sa place. Participer, c’est donc être intégré et s’intégrer. Le salarié à contretemps risque de se marginaliser. Sa participation ne dépend pas toujours d’une réelle motivation personnelle, elle est, d’une certaine manière, contrainte. Il y a incitation à faire la fête. Ce principe donne un caractère ambigu à ces pratiques ritualisées où l’obligation se mêle au plaisir, et ce, qu’elles soient officielles ou officieuses car elles émanent de la volonté commune, d’un groupe élargi ou de proximité, de faire la fête. » (p. 95)
Revenons à la question de départ : à qui sont destinés les arbres de Noël dans les entreprises, et pour quoi, c’est-à-dire en vue de quel objectif ? Une réponse à la seconde partie de la question (pour quoi) a déjà été proposée : la fête existerait pour favoriser l’intégration des employés dans l’entreprise – on dirait, avec un autre vocabulaire, pour favoriser leur coopération, leur collaboration, leur épanouissement, leur engagement, etc. Quant au qui, Anne Monjaret le désigne clairement à propos de la fête organisée au sein de l’entreprise à l’occasion du mariage de deux salariés : « Le cadeau s’adresse plus au collègue qu’aux jeunes mariés ». Ainsi, dans cet exemple, celui qui est visé par la fête, c’est le collègue, le travailleur salarié, non chacun des jeunes mariés en tant que jeune marié.
Mais cela ne soulève pas nécessairement un problème si l’entreprise soutient (à un certain degré) la vie familiale de ses employés. Dans un ouvrage consacré au rapport entre la vie de famille et la vie professionnelle, Stewart Friedman et Jeffrey Greenhaus affirmaient ainsi que les employés qui « ont le sentiment que leurs entreprises les soutiennent dans la conduite de leurs vies personnelles ont une plus grande maîtrise, ainsi qu’une plus grande flexibilité, quant à la manière dont ils effectuent leurs missions et poursuivent leur carrière » (4) (p. 109). Il en résulte trois effets : une estime de soi supérieure ; une tendance à ne pas vivre un conflit permanent entre rôles professionnels et rôles personnels ; et, pour établir le lien avec les arbres de Noël d’entreprises, un meilleur bien-être des enfants des salariés – des enfants que Friedman et Greenhaus qualifient judicieusement de « parties prenantes invisibles ».
Alain Anquetil
(1) Voir R.E. Freeman, « The politics of stakeholder theory: Some future directions », Business Ethics Quarterly, 4(4), 1994.
(2) A. Monjaret, « La fête, une pratique extra-professionnelle sur les lieux de travail », Cités, 4(8), 2001, p. 87-100.
(3) Voir le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert.
(4) S.D. Friedman et J.H. Greenhaus, Work and family – Allies or enemies ? What happens when business professionals confront life choices, Oxford University Press, 2000.