La Une du journal L’Equipe du 16 juin, « Comme en 18 », qui célébrait la victoire de l’équipe de France de football sur l’équipe d’Allemagne à l’occasion de l’euro 2020, a suscité des réactions de réprobation. On n’y a pas seulement vu une référence au style de jeu que pratiquait l’équipe de France victorieuse de la coupe du monde en 2018, mais aussi une allusion à la fin de la première guerre mondiale – « L’Equipe ressort les vieux cadavres nationalistes du formol », a déclaré le correspondant de Radio France en Allemagne (1). Il est remarquable que les commentaires négatifs proviennent essentiellement de la presse. Dans cet article, nous discutons de ce cas à travers l’une des théories relatives à la responsabilité sociale des médias d’information.

 

La formule que nous avons utilisée dans la deuxième partie de notre titre – « Comment le contexte donne un sens » – s’inspire du premier des cinq idéaux qui ont été proposés en 1947 par la Commission américaine sur la liberté de la presse, ou Commission Hutchins, dans son rapport : « Une presse libre et responsable » (2). Son objectif était alors de répondre à la question : « La liberté de la presse est-elle en danger ? » (3).

Le premier idéal, qui porte sur la véracité, fait référence à l’idée de contexte. La Commission l’exprimait ainsi :

« Aujourd’hui, notre société a besoin […] d’un compte rendu véridique, exhaustif et intelligent des événements du jour dans un contexte qui leur donne un sens ».

Le rapport de la Commission Hutchins défendait la liberté d’expression et affirmait la thèse selon laquelle la presse doit être au service de la société. Il soulignait en particulier le fait que « l’image [que les gens] se font les uns des autres leur vient de la presse », et observait que l’un des devoirs des médias d’information est de « permettre au lecteur de placer un événement dans sa juste perspective ».

Comme l’ensemble des arguments développés dans le rapport, ces deux dernières observations sont applicables aux titres de presse. La seconde – « placer un événement dans sa juste perspective » – fait clairement référence au contexte. La « juste perspective » peut en effet être comprise comme « le bon contexte d’interprétation », c’est-à-dire l’ensemble des représentations mentales qui permettent au destinataire d’un message, par exemple le lecteur de la presse, de comprendre le texte, de l’interpréter conformément au contexte fourni par l’émetteur.

Si le titre de L’Equipe avait été « Comme en 2018 », le contexte se serait limité aux croyances relatives au style de jeu adopté par l’équipe de France de football lors de sa victoire à la coupe du monde de 2018. « Comme en 18 » partage cette référence avec « Comme en 2018 », mais en ajoute d’autres, notamment (et principalement) celle que la presse a relevée le 16 juin : « 1918, année durant laquelle la France avait triomphé d’une Allemagne alors honnie, mettant un terme à la Première Guerre mondiale » (4).

Plusieurs médias d’information ont employé l’expression « double sens » :

« Difficile […] de ne pas déceler un double sens implicite avec 1918 » (5) ;

« Le titre à double sens choisi par le quotidien sportif au lendemain de la victoire de l’équipe de France suscite la consternation d’historiens et de personnalités » (6) ;

« Personne ne peut échapper au double sens sur la guerre de 14-18 » (7).

Mais on peut imaginer d’autres sens. Un(e) spécialiste de la numérologie, dont la mémoire relative à la première guerre mondiale ne serait pas activée, pas plus que les expressions de la forme « Comme en 14 » ou « Comme en 40 », penserait peut-être à la valeur du nombre 18, ce « nombre qui fixe des objectifs », le 1 faisant référence « au soi, à ses réalisations et à ses sentiments » et le 8 « à l’endurance physique, au rythme et au mouvement, à la musique et à l’athlétisme » – ou au fait que, dans l’alphabet latin, la lettre R est la dix-huitième de l’alphabet, une lettre qui « concerne l’épanouissement spirituel de l’homme » (8).

L’évaluation morale de « Comme en 18 » devrait porter pour l’essentiel sur la responsabilité du média d’information. Dan Sperber et Deidre Wilson observent qu’« un locuteur voulant que son énoncé soit interprété d’une certaine façon doit avoir des raisons de penser que l’auditeur pourra fournir le contexte menant à l’interprétation voulue » (9). D’autre part, la brièveté du titre de L’Equipe et sa forme à la fois familière et énigmatique – une recherche sur Google révèle que la phrase « la France a remporté la coupe du monde 18 » ne génère aucun résultat, tandis que « la France a remporté la coupe du monde 2018 » en génère environ 35.000 – semble correspondre à « la volonté du rédacteur de ne pas prendre trop d’espace et d’éveiller la curiosité du lecteur en omettant certaines informations » (10). Ces deux observations suggèrent que la responsabilité du lecteur dans l’interprétation de « Comme en 18 » est limitée : L’Equipe pouvait avoir des raisons de penser que ses lecteurs interprèteraient ce titre selon le contexte « menant à l’interprétation voulue » (une double interprétation : « 2018 » et « 18 »), et la forme du titre devait éveiller leur curiosité, c’est-à-dire les inciter à rechercher un autre contexte d’interprétation que celui, plus saillant, de la coupe du monde 2018.

Les propos que nous avons cités au début – établir un « compte rendu véridique, exhaustif et intelligent des événements du jour dans un contexte qui leur donne un sens », « permettre au lecteur de placer un événement dans sa juste perspective » – peuvent servir de fondement à une évaluation morale. Il en est de même de la théorie de la responsabilité sociale de la presse défendue par Clifford Christians et Kaarle Nordenstreng, qui trouve justement sa source dans les recommandations de la Commission Hutchins (11).

Selon Christians et Nordenstreng, la communication des médias devrait être guidée par trois principes : respecter la dignité de la personne humaine ; ne pas nuire à autrui (non-malfaisance) – avec une attention spéciale accordée aux personnes vulnérables ; se conformer à la vérité – en particulier ne pas mentir.

On peut défendre l’idée que « Comme en 18 » était un trait d’humour. Mais les principes de Christians et Nordenstreng peuvent aussi être appliqués à l’humour. Dans un récent article, le philosophe Nathan Miczo les a mobilisés à propos de la perception, par les médias d’information, de plaisanteries relatives à l’épidémie de Covid-19 (12).

Pour Miczo, le principe de dignité exige que l’humour vienne de nous, qu’il entre « en résonance avec les expériences de chacun ». Le principe de non-malfaisance affirme qu’il ne faut pas causer de tort à quiconque, spécialement aux victimes et aux populations fragiles, et que les traits d’esprit ne doivent pas porter sur la tragédie elle-même. Enfin, le principe de véracité impose que l’humour rende compte avec fidélité des faits.

On appréciera la manière dont ces trois principes peuvent intervenir dans l’évaluation morale de « Comme en 18 », mais sans doute le principe de non-malfaisance, qui prend en considération certaines parties prenantes (par exemple les lecteurs allemands), mais aussi celui de véracité, sont-ils les plus pertinents.

Alain Anquetil


(1) « ‘Comme en 18’ : la une de ‘l’Equipe’ sur la victoire des Bleus face à l’Allemagne ne passe pas », L’Obs, 16 juin 2021.

(2) The Commission on Freedom of the Press, A Free and responsible press. A General report on mass communication: newspapers, radio, motion pictures, magazines, and books, The University of Chicago Press, 1947.

(3) Ibid.

(4) « Après la une polémique de L’Equipe, l’ambassadeur allemand en France calme le jeu », Libération, 16 juin 2021.

(5) Ibid.

(6) « ‘Comme en 18’ : la une de ‘l’Equipe’ sur la victoire des Bleus face à l’Allemagne ne passe pas », op. cit.

(7) « ‘Comme en 18’: la Une de L’Equipe après France-Allemagne fait polémique », La Voix du Nord, 16 juin 2021.

(8) S. Blackwell Lawrence, The secret science of Numerology. The hidden meaning of numbers and letters, New Page Books, 2001

(9) D. Sperber et D. Wilson, La Pertinence. Communication et cognition, Paris, Éditions de Minuit, 1986.

(10) M. Salles, « Structure informationnelle et choix référentiel dans les titres de presse », Syntaxe et Sémantique, 17(1), 2016, p. 135-152.

(11) C. G. Clifford et K. Nordenstreng. « Social responsibility worldwide », Journal of Mass Media Ethics, 19(1), 2004, p. 3-28.

(12) N. Miczo, « The ethics of news media reporting on coronavirus humor », Humor – International Journal of Humor Research, 34(2), 2021, p. 305-327. En consultant des articles parus pour l’essentiel dans la presse américaine au cours de la première vague, au printemps 2020, il a noté, par exemple, que les médias posaient quasi systématiquement la question de leur caractère approprié.

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