Le projet de transformation de la Gare du Nord à Paris a fait l’objet d’une critique sévère dans une tribune parue dans Le Monde du 3 septembre 2019 (1). Elle a été signée par un collectif d’architectes, d’urbanistes et d’historiens de l’art. On y trouve, parmi différents éléments à charge, cette assertion catégorique :

« Ce projet est inacceptable, et nous demandons qu’il soit repensé de fond en comble ».

Bien que la polémique concerne les aspects fonctionnels, économiques et esthétiques du projet, elle soulève des questions morales. Dans cet article, nous nous intéressons à l’une de ces questions.

Le ton, le lexique et les tournures de style de la tribune publiée dans Le Monde sont plutôt tranchants : « discours lénifiants », « grave offense », « indécent », « grave erreur urbaine », « absurde », « dénature », « inacceptable », « met en péril », « ridicule », « projet pharaonique ». Ces éléments formels renforcent les éléments substantiels – les raisons de l’opposition au projet – et suggèrent que l’argument général présenté par le collectif est incontestable (2).

 

Mais quel sens donner à l’impression que cet argument est incontestable ? Plusieurs possibilités s’offrent à nous. En voici trois :

1) Après avoir pris connaissance de l’argument, toute personne raisonnable devrait y adhérer.

2) Les auteurs de la tribune se sont exprimés au nom de toute personne raisonnable, ou au nom de la Raison.

3) Leur position est identique à celle qu’aurait prise un juge impartial ou un observateur idéal.

Chacune de ces possibilités mériterait une longue discussion, mais la troisième est troublante. Car pour savoir si l’argument de la tribune publiée dans Le Monde est celui qu’aurait défendu un juge impartial ou un observateur idéal, il faudrait pouvoir lui demander confirmation. Or, ce personnage n’existe pas en chair et en os. Il est une entité abstraite qu’on ne peut saisir qu’à travers une définition, en spécifiant ses caractéristiques.

Intuitivement, il paraît simple de le définir à grands traits. Il devrait être impartial, c’est-à-dire sans parti pris, en traitant les intérêts en jeu de façon égale. Il devrait également connaître ces intérêts. Il pourrait ainsi procéder à ce que Bernard Williams appelle un « test d’inversion des rôles », qui consiste à se mettre à la place d’autrui et à penser « à ce que je voudrais ou préfèrerais si je me trouvais dans [sa] position » (3). Ce test a un rapport avec l’observateur idéal (nous conservons cette seule expression dans ce qui suit) puisque, si un grand nombre de personnes était affecté par une décision ou par un projet tel que celui de la réorganisation de la Gare du Nord, celui ou celle qui se mettrait à la place d’autrui devrait se placer dans la position de tous :

« Si, dans l’idéal, quelqu’un effectuait de bout en bout une expérience mentale selon ces exigences, il acquerrait des préférences correspondant aux préférences de toute autre personne dans la même situation. Toutes les préférences seraient ainsi accumulées en un seul individu. »

Le philosophe Roderick Firth a tenté de préciser les caractéristiques minimales d’un observateur idéal (4). D’une part, il est défini comme une personne fictive réagissant d’une certaine manière à des situations concrètes, ses réactions permettant de déterminer le jugement moral approprié sur la situation en question (5). D’autre part, un observateur idéal posséderait six caractéristiques essentielles :

– il serait omniscient – « un observateur idéal doit être caractérisé en partie par référence à sa connaissance de faits non éthiques » – et sa connaissance complète des faits caractéristiques d’une situation porterait sur le passé aussi bien que sur l’avenir (6) ;

– il serait doué d’une « extraordinaire faculté d’imagination », ce qui va de pair avec l’omniscience et évoque le test d’inversion des rôles que nous avons mentionné ;

– il serait complètement désintéressé, à l’inverse des êtres humains en chair et en os qui, parfois, estiment ne pas pouvoir adopter une position d’impartialité ; Firth définit l’impartialité de l’observateur idéal comme le fait de ne pas être influencé par des intérêts particuliers ;

– il serait sans passion (dispassionate), c’est-à-dire que ses réactions ne seraient affectées ni par ses intérêts propres ni par ses émotions ; il peut sembler curieux qu’un observateur idéal puisse avoir des intérêts, mais Firth répond à cette objection qu’« il semble peu probable qu’un observateur idéal qui n’aurait aucun intérêt puisse avoir des réactions éthiques significatives » ;

– il serait cohérent, ses réactions à des situations similaires étant les mêmes ;

– enfin, ces caractéristiques étant acquises, il serait, pour le reste, à l’image d’une personne normale.

On remarquera que ces qualités peuvent être, en théorie, portées par une personne en chair et en os. On pourrait même chercher à vérifier si les auteurs de la tribune

– ont pris en compte la totalité des faits (omniscience),

– ont fait preuve d’imagination,

– n’ont pas agi au profit d’intérêts cachés (désintéressement),

– n’ont pas été sous l’emprise de passions,

– et ont été cohérents au sens où ils auraient porté (et, le cas échéant, ont porté) le même jugement sur un projet similaire.

Enfin, on pourrait risquer l’hypothèse que si leur argument paraît, à première vue, incontestable, c’est parce que les signataires de la tribune donnent l’impression de mettre en œuvre les qualités de l’observateur idéal dans le contexte du projet de transformation de la Gare du Nord. Ce serait une manière convaincante de dire que leur argument est pleinement rationnel.

Alain Anquetil

(1) « Le projet de transformation de la gare du Nord est inacceptable », Le Monde, 3 septembre 2019.  Sur le projet, voir « Gare du Nord : les cinq choses à savoir sur la transformation colossale qui se prépare », Le Moniteur, 10 juillet 2018.

(2) Notons que la SNCF a répondu le même jour : « Transformation de la Gare du Nord : ‘Notre projet propose une nouvelle ouverture vers la ville’ », Le Monde, 3 septembre 2019.

(3) B. Williams, Ethics and the Limits of Philosophy, Harvard University Press, 1985, tr. M.-A. Lescourret, L’éthique et les limites de la philosophie, Paris, PUF, 1990.

(4) R. Firth, « Ethical absolutism and the Ideal Observer », Philosophy and Phenomenological Research, 12(3), 1952, p. 317-345.

(5) Il n’est donc pas un juge moral à proprement parler.

(6) Firth distingue ici les perspectives morales déontologiques, orientées vers le passé, et les perspectives morales utilitaristes, orientées vers le futur.

[cite]

 

 

 

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien