Suite de l’affaire Starbucks au Royaume -Uni. On se souvient de l’appel au boycott qui avait été lancé en novembre 2012 par des députés britanniques au motif que la firme américaine, comme d’autres multinationales, payait localement peu ou pas d’impôt sur les bénéfices. Harriet Harman, leader du parti travailliste, avait par exemple annoncé au parlement le 15 novembre 2012 qu’elle prenait unilatéralement la décision de boycotter les cafés Starbucks. Mais le 5 décembre, le directeur général de la filiale de Starbucks en Grande-Bretagne annonçait que la firme s’engageait tout aussi unilatéralement à payer 20 millions de livres sterling au cours des deux prochains exercices comptables en renonçant à demander certaines déductions fiscales. Une décision surprenante sur le plan de l’orthodoxie financière, et qui a dans l’ensemble été critiquée. Mais c’est la nature de l’engagement unilatéral de Starbucks qui fait l’objet du présent article.
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Pour commencer, il est utile de citer une partie des propos tenus par Kris Engskov, directeur général de la filiale britannique de Starbucks, lors d’un discours à la London Chamber of Commerce le 5 décembre dernier (1). Engskov y a annoncé « des changements qui auront pour effet que Starbucks paiera un montant plus élevé d’impôt sur les sociétés au Royaume-Uni, un montant supérieur à ce qui est actuellement requis par la loi ». En ce qui concerne les résultats de la firme en Grande-Bretagne, il a rappelé qu’« à tous égards, le Royaume-Uni possède le marché du café le plus compétitif du monde. Nos résultats n’ont pas été à la hauteur de nos attentes depuis que nous y opérons ». Nonobstant ces éléments, Engskov a affirmé « l’engagement sans précédent » de Starbucks : « Nous nous engageons à payer un niveau significatif d’impôt sur les sociétés en 2013 et 2014, que nous soyons bénéficiaires ou pas pendant ces années ». Le Financial Times rapporte qu’Engskov a estimé que cette décision était « le choix juste », ajoutant que « faire le choix juste ne revient pas toujours à faire ce qui est juste du point de vue des actionnaires ».
Dans l’ensemble, les réactions à « l’engagement sans précédent » de Starbucks n’ont pas été très positives. Par exemple, toujours selon le Financial Times, un député conservateur, Richard Harrington, a « exprimé le malaise général relatif à la décision unilatérale de Starbucks. Selon Harrington, traiter l’impôt comme un « don » n’est pas une solution et pourrait créer un précédent fâcheux : « Il faudrait plutôt faire en sorte que le système interdise aux firmes d’éviter de payer des impôts en utilisant des mécanismes tels que les facturations croisées entre pays (cross-charging from country to country) et les prix de transfert. C’est bien que Starbucks fasse ce geste, mais à vrai dire on ne devrait pas pouvoir éviter de payer des impôts en recourant à de telles méthodes. » Même réaction sceptique de la part de l’agence britannique chargée de collecter les impôts, le HMRC (Her Majesty’s Revenue and Customs), dans un commentaire qui ne concernait pas spécifiquement le cas Starbucks : « L’impôt sur les sociétés n’est pas un impôt volontaire. Le Parlement définit les règles et les taux d’imposition auxquels les entreprises doivent se conformer. Le public attend d’elles qu’elles acquittent une part équitable d’impôt (…). » Une porte-parole d’U.K. Uncut, un groupe opposé aux réductions budgétaires décidées par le gouvernement conservateur britannique et qui a manifesté, devant des cafés Starbucks à Londres, contre les stratégies d’évasion fiscale (2), estimait que l’annonce de la firme américaine était, selon les termes du New York Times, un stratagème : « Offrir de payer un impôt dans le cas où ça vous arrange ne vous empêche pas d’être quelqu’un qui tente d’échapper à l’impôt. L’annonce de Starbucks n’est qu’une tentative désespérée d’éviter la pression du public ».
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D’un certain côté, ces réactions sceptiques sont surprenantes. En effet, tel qu’il a été présenté dans les propos rapportés par la presse, « l’engagement sans précédent » de Starbucks manifeste une intention altruiste, donc à première vue digne d’éloge. Mais les critiques ont considéré que cet altruisme fiscal était un écart de plus par rapport à la juste contribution attendue de toute personne redevable de l’impôt. Après avoir été critiquée pour sa stratégie d’optimisation fiscale, Starbucks l’a été une seconde fois au titre de son volontarisme.
Dans ce contexte, on peut se demander si l’emploi par Kris Engskov du mot « engagement » (commitment) était approprié. Il est vrai que son usage est si répandu, notamment dans la communication institutionnelle, qu’il était un candidat naturel pour décrire la décision de Starbucks. Dans un fameux article consacré à ce concept d’un point de vue sociologique, Howard Becker soulignait ainsi que, « comme c’est souvent le cas de concepts utilisés de façon ad hoc, dont on fait l’économie de l’analyse, le terme en est venu a englober un large éventail de significations de sens commun, charriant ainsi toutes sortes d’ambiguïtés fort prévisibles » (3). Becker choisit d’étudier une « image » particulière de l’engagement, un sens particulier où ce concept est utilisé pour expliquer la cohérence temporelle d’une ligne de conduite adoptée par un individu. Mais le mot « engagement » a bien d’autres usages. Le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert souligne que le verbe « engager » « s’emploie d’abord pour « mettre en gage » ; au 16ème s., il prend le sens figuré de « faire pénétrer dans (qqch. qui ne laisse pas libre) ». L’article du dictionnaire ajoute que « les emplois postérieurs viennent de ces deux valeurs : à la fin du 16ème s. (1580, Montaigne), le verbe commence à s’employer pour « faire entrer dans (une situation qui ne laisse pas libre) » et d’après le sens propre (1595) « donner pour caution (sa parole, son honneur, etc.) » ainsi que « lier par une promesse », en particulier, engager qqn par le mariage. » De l’idée d’introduction dans une situation dérive le sens de « recruter qqn » et plus largement « attacher à son service ». Quant au substantif « engagement », il « a suivi l’évolution sémantique du verbe ».
Quelle est donc la nature de l’« engagement sans précédent » de Starbucks ? L’idée d’« introduction dans une situation qui ne laisse pas libre » y est présente, mais ceci ne permet pas de dire à quel type d’engagement il se réfère. Appartient-il à la catégorie « altruiste » de l’engagement ? Amartya Sen, par exemple, associe l’engagement (commitment) à un comportement non égoïste, répondant à une motivation altruiste (4). Il le distingue ainsi de la compassion (sympathy) : « Vous faites preuve de compassion », explique-t-il, « lorsque le souci d’autrui influe directement sur votre propre bien-être. Si l’existence de la torture vous rend malade, c’est un cas de compassion ; si vous ne vous estimez pas personnellement atteint, mais si vous pensez que c’est un acte condamnable et si vous êtes prêt à faire quelque chose pour l’empêcher, c’est un cas d’engagement. » (p. 97) Sen précise que l’engagement est « un choix contraire aux préférences » (p. 99-3) car la personne qui s’engage « choisit une action qui, pense-t-elle, lui apportera un degré de bien-être inférieur à celui que lui procurerait une autre action qu’elle pourrait aussi mener » (p. 98-1). Ce point de vue est proche de la perspective kantienne selon laquelle l’action morale est une action accomplie par devoir, sans égard pour les conséquences sur son propre bien-être. (On remarquera en passant que le texte du tweet écrit par Madame Valérie Trierweiler à l’occasion des élections législatives du printemps 2012, largement rendu public et commenté, incluait un pléonasme – « engagement désintéressé » – qui se référait (apparemment) à cette conception de l’engagement : « Courage à Olivier Falorni qui n’a pas démérité, qui se bat aux côtés des rochelais depuis tant d’ années dans un engagement désintéressé ».)
La décision de Starbucks a-t-elle un rapport avec cette forme d’engagement ? Il présente (apparemment) un caractère altruiste puisqu’il va « au-delà de ce qui est obligatoire », comme l’exprime fort bien le titre de l’article du New York Times : « Starbucks offers to pay more british tax than required ». Mais compte tenu de la pression publique qui l’a généré, il est difficile de ne pas y voir la manifestation d’un égoïsme éclairé – un égoïsme par ailleurs compatible avec la perspective actionnariale de Milton Friedman, l’intérêt des actionnaires étant d’éviter que la réputation de leur entreprise se trouve écornée. L’« engagement sans précédent » de Starbucks s’apparente plutôt à une promesse, la promesse qu’à l’avenir la firme manifestera clairement sa sensibilité à l’intérêt public. Mais une promesse particulière puisqu’elle résultait non d’un compromis obtenu après négociation avec les autorités publiques, mais d’une position « unilatérale », c’est-à-dire « qui n’engage qu’une partie » (5). Ce qui, s’agissant du paiement d’un impôt, lui confère en effet un caractère « sans précédent ».
Alain Anquetil
(1) Ils sont issus de trois articles publiés le 6 décembre dernier : l’un du Monde « Starbucks cède et accepte de payer plus d’impôts au Royaume-Uni », l’autre du New York Times : « Starbucks offers to pay more british tax than required », et le dernier du Financial Times : « Starbucks to pay £20m UK corporate tax ».
(2) Voir les vidéos sur le site de U.K. Uncut.
(3) H.S. Becker, « Notes on the concept of commitment », The American Journal
of Sociology, 66(1), 1960, p. 32-40, tr fr. C Debras et A. Perdoncin, « Notes sur le concept d’engagement », Tracés. Revue de Sciences humaines, 11, 2006, URL : http://traces.revues.org/257. Voir aussi la tr. fr. de M.-H. Soulet, D. Baechler et S. Emmery Haenni.
(4) A. Sen, « Rational fools: a critique of the behavioral foundations of economic theory », Philosophy and Public Affairs, 6, 1977, p. 317-344, tr. fr. S. Marnat, « Des idiots rationnels. Critique de la conception du comportement dans la théorie économique », in Éthique et économie, Paris, PUF, 1993.
(5) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert.