La Securities and Exchange Commission (SEC), l’autorité des marchés financiers des Etats-Unis, a annoncé le 19 mai 2021 avoir versé plus de 28 millions de dollars à un lanceur d’alerte qui, selon le mot du communiqué, l’a « aidée », ainsi qu’une autre agence fédérale, à poursuivre une entreprise en raison d’infractions financières (1). Depuis la loi Dodd-Frank, votée en 2010, les lanceurs d’alerte peuvent recevoir une récompense monétaire s’ils « fournissent volontairement à la SEC des informations originales qui conduisent à une action coercitive entraînant des sanctions monétaires de plus d’un million de dollars » (2). Si cette rémunération n’exclut pas que l’alerte soit lancée « de manière désintéressée et de bonne foi », comme le prescrit la loi française (3), elle soulève des questions morales. Dans cet article, nous nous penchons sur la construction du jugement moral dans un cas de ce genre.

 

1. Le hasard et la coopération

L’intention du lanceur d’alerte est-elle intéressée, son but étant avant tout de percevoir une récompense, ou désintéressée, le lanceur d’alerte étant d’abord motivé par la défense de l’intérêt général ?

Cette question a été soulevée par la SEC en 2018, six ans après l’entrée en vigueur de la loi Dodd-Frank. Une limite au montant des récompenses versées aux lanceurs d’alerte avait alors été envisagée « après qu’une récompense de 83 millions de dollars, accordée en mars 2018 à trois lanceurs d’alertes – le plus gros versement de l’histoire du programme de récompense des lanceurs d’alerte de la SEC –, avait suscité des inquiétudes sur le fait que les jackpots puissent devenir ‘trop importants’ » (4).

Que la rétribution des lanceurs d’alerte puisse être qualifiée de « jackpot » est surprenant. Car un jackpot est, « dans les jeux de hasard mécaniques, [une] combinaison gagnante qui déclenche un mécanisme envoyant au joueur la totalité de l’argent accumulé dans la machine » (5). Or, les sommes perçues par les lanceurs d’alerte ne sont pas dues au hasard. Elles sont précisément et littéralement des récompenses (awards), c’est-à-dire des « avantages (matériels, moraux) accordés en reconnaissance d’un service, d’un acte méritoire » (6), qui sont, dans le cas d’espèce, versés à la suite d’une procédure d’examen élaborée (7).

Le mot « jackpot » a certainement été utilisé avec une forme d’ironie hyperbolique. Il est vrai que des abus dans l’utilisation de la procédure avaient été constatés après quelques années de fonctionnement du programme (8). Mais on trouve, dans certaines descriptions de la loi américaine relative aux lanceurs d’alerte en matière financière, des expressions telles que « Commission d’attribution des gains » qui peuvent, de façon quasi subliminale, orienter le jugement moral vers une réprobation contre l’importance des rémunérations versées, voire contre le principe même d’une rémunération (9).

Certaines descriptions vont dans la direction opposée. Elles établissent un lien causal entre, d’une part, la contribution – ou l’aide, mot utilisé par exemple dans cette phrase de la SEC : « 22 millions de dollars de récompense pour le lanceur d’alerte d’une entreprise qui a aidé à la découverte d’une fraude » (10) – apportée par un lanceur d’alerte, et, d’autre part, son mérite, qui lui donne droit à une récompense. On le trouve par exemple dans ce texte de la SEC :

 « Comme l’indique le montant des récompenses accordées [au cours de l’année 2018], les lanceurs d’alerte ayant mérité une récompense (meritorious whistleblowers) ont, entre autres choses, aidé la Commission en l’alertant sur des violations de la loi sur les valeurs mobilières et en fournissant des informations et des documents sur les infractions qui ont eu un impact sur les consommateurs » (11).

Ces descriptions désignent les lanceurs d’alerte comme des participants à un système de coopération. Or, un tel système suppose des contributions de la part des coopérateurs, ainsi que, corrélativement, des rétributions. Par conséquent, le message que ces descriptions véhiculent suggère qu’il est naturel que les lanceurs d’alerte soient rémunérés en tant que coopérateurs.

 

2. Perspectives déontologique et utilitariste

Comment l’observateur, pris entre ces deux directions opposées, peut-il parvenir à un jugement moral justifié ?

Un moyen consiste à adopter une perspective morale normative. Par exemple, un déontologiste, partisan d’une morale de l’intention, considèrerait que seules les alertes purement désintéressées ont un caractère moral. Un utilitariste, de son côté, ignorerait l’intention préalable à l’action pour ne retenir que les conséquences pratiques du lancement d’alerte. Il adopterait volontiers la proposition selon laquelle « s’il n’y avait pas eu de récompense, cette personne n’auraient rien révélé », et jugerait sa rémunération morale.

Naturellement, le déontologiste et l’utilitariste s’intéresseraient aux conditions du lancement d’alerte avant d’appliquer leur norme de jugement. Ces conditions incluent d’abord le risque que prend la personne révélant une infraction. Le sujet a été commenté par un membre de la SEC à propos de l’hypothèse, envisagée en 2018, consistant à plafonner les rémunérations versées :

« Les lanceurs d’alerte sont, selon le jargon économique, des personnes peu enclines à prendre des risques. Or, nous leur demandons de mettre en jeu leur gagne-pain afin de nous aider à faire respecter la loi. En ajoutant de l’incertitude à ce processus, on risque de conduire les lanceurs d’alerte potentiels à rester silencieux » (12).

et par celui qui fut responsable du Bureau des lanceurs d’alerte de la SEC entre 2011 et 2016 :

« Les lanceurs d’alerte n’aiment pas l’incertitude. Ils ont besoin de connaître les règles du jeu avant d’agir » (13).

Les « règles du jeu » constituent le deuxième élément des conditions du lancement d’alerte. La rémunération du lanceur d’alerte a une dimension procédurale, au sens du « droit procédural ». Elle est en effet définie par un ensemble de règles et de procédures légales, approuvées par le Congrès des Etats-Unis (14). Son montant dépend du niveau de l’infraction, de l’importance de la contribution du lanceur d’alerte et de son éventuelle implication dans la commission de l’infraction.

 

3. L’utilitarisme de la règle

Un utilitariste de la règle pourrait intervenir ici pour souligner que le jugement moral relatif à la rémunération des lanceurs d’alerte dépend de l’utilité du système de règles qui la rend possible. Selon cette perspective, si ce système de règles produit de meilleures conséquences sur le bien-être général que tout autre système de règles permettant aux autorités publiques d’avoir connaissance de violations de la loi, alors il doit être retenu. Après avoir fait les calculs nécessaires, l’utilitariste de la règle pourrait ainsi parvenir à la conclusion que le programme de la SEC maximise le bien-être général et qu’il est par conséquent moralement légitime de rémunérer les lanceurs d’alerte.

Cette perspective permet à l’observateur de prendre en compte l’intention du lanceur d’alerte dans la formation de son jugement moral. Il ne s’agit pas de l’intention présente à l’esprit de la personne avant qu’elle ne décide de se tourner vers la SEC pour lancer l’alerte. Il s’agit plutôt d’une croyance qui se construit au cours de l’examen de l’affaire par le personnel de la SEC.

Selon cet argument, les règles auxquelles un lanceur d’alerte doit se soumettre interviennent dans sa délibération initiale (celle qui le conduit à saisir la SEC) et façonnent son état d’esprit. On peut supposer qu’un lanceur d’alerte passant par le processus d’évaluation de la SEC se représente lui-même, ou finit pas se représenter lui-même, comme coopérant avec l’autorité publique. Il comprend qu’il est en train de jouer un rôle public. Il réalise que sa récompense financière n’est pas le fruit de son habileté ou de son opportunisme, mais de son mérite. Si l’un de ses amis lui lance : « Tu as gagné le jackpot ! », il lui répond avec une moue de dépit : « Tu n’as rien compris… ».

L’argument peut paraître idyllique. Comme le soulignait le journal Les Echos en 2018, le programme de la SEC pourrait « s’industrialiser » et conduire à l’intervention d’experts, par exemple des avocats, dont les conseils ramèneraient les lanceurs d’alerte à leur intérêt personnel (15). Mais l’existence même de règles établies a un effet potentiel sur l’état d’esprit du lanceur d’alerte qui perçoit une récompense monétaire. Et le jugement moral de l’observateur en tiendrait compte. Il considèrerait l’effet potentiel de ces règles sur son état d’esprit, spécialement sur la manière dont elles l’amènent à concevoir son propre rôle. Et il conclurait peut-être que, toutes choses considérées, la rémunération des lanceurs d’alerte possède une authentique valeur morale.

Alain Anquetil


(1) « Whistleblower program », site de la SEC.

(2) Voir Implementation of the Whistleblower Provisions of Section 21F of the Securities Exchange Act of 1934, 25 mai 2011.

(3) L’article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique stipule qu’« un lanceur d’alerte est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». Voir mes articles « Le sens de la gratitude à l’égard des lanceurs d’alerte » et « Le problème de la ‘victimisation’ des lanceurs d’alerte » du 30 septembre 2019 et du 15 décembre 2016.

(4) « SEC proposes to limit whistleblower awards », Marketwatch, 28 juin 2018. Je mets les italiques.

(5) A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, Paris, Le Robert, 2010.

(6) Ibid.

(7) Voir 2016 Annual report to Congress on the Dodd-Frank whistleblower program, SEC, 15 novembre 2016, et « Whistleblowers awards over $900 million for tips resulting in enforcement actions », site de la SEC.

(8) Reprenant une enquête du Wall Street Journal publiée en décembre 2018 (« Bernie Madoff’s legacy: Whistleblower Inc. »), un article des Echos indiquait qu’« il arrive que des individus soumettent de façon répétée des informations sans intérêt qui ralentissent l’ensemble du système. L’un d’eux a envoyé 143 informations dont aucune n’était pertinente, avant de se voir interdire tout contact avec la SEC » (« La SEC pourrait réduire les récompenses des lanceurs d’alerte », Les Echos, 14 décembre 2018.)

Cependant, depuis 2018, le Bureau des lanceurs d’alerte dispose d’une procédure permettant de traiter les saisines abusives : « Les règles relatives au lancement d’alerte comprennent des outils destinés à décourager les réclamations non recevables (frivolous), qui mobilisent des ressources et ralentissent le processus d’examen des réclamations méritoires, notamment en donnant à la Commission le pouvoir d’interdire définitivement à une personne de participer au programme si elle soumet au moins trois demandes d’indemnisation jugées non recevables. De telles demandes peuvent compliquer et retarder considérablement le processus d’attribution. » (2020 Annual Report to Congress. Whistleblower Program, section « Whistleblowers file claims »).

(9) L’expression est utilisée dans un article des Echos du 30 septembre 2020 : « Etats-Unis : le gendarme des marchés récompense son centième lanceur d’alerte ».

(10) « $22 million whistleblower award for company insider who helped uncover fraud », SEC, 30 août 2016.

(11) 2018 Annual report to Congress on the Dodd-Frank whistleblower program, SEC, 14 novembre 2018.

(12) « SEC proposes to limit whistleblower awards », op. cit.

(13) « Bernie Madoff’s legacy: Whistleblower Inc. », op. cit.

(14) Voir 2020 Annual report to Congress. Whistleblower program, section « Overview of award process ».

(15) « La promesse de juteuses récompenses a attiré une armée d’avocats et autres experts dont l’activité consiste à identifier de potentiels informateurs. Ils ont donné naissance à une véritable industrie. » (« La SEC pourrait réduire les récompenses des lanceurs d’alerte », op. cit.)

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