Le 14 janvier 2020, douze militants climatiques ont été acquittés par le tribunal de police de Lausanne. En novembre 2018, ils s’étaient introduits dans les locaux du Credit Suisse, auxquels ils reprochaient d’investir dans les énergies fossiles. Ils voulaient ainsi « attirer l’attention sur les émissions de gaz à effet de serre générés par la place financière » (1). L’extrait suivant, issu d’un article du journal Le Temps, témoigne de l’importance de cette décision :
« Pour la première fois, la justice suisse reconnaît que la désobéissance civile pratiquée par les manifestants pour le climat se justifie. Invoqué par les avocats, l’état de ‘nécessité licite’ – une exception juridique qui rend légale une action punie par la loi si elle est justifiée par la sauvegarde d’intérêts prépondérants – a été retenu. » (2)
À la lecture de cinq articles que le journal Le Temps a consacrés à cette affaire (3), on remarque trois traits singuliers : la référence à des symboles (par exemple les nombres « douze » et « treize » dans les « 12 activistes », les « 12 témoins » et les « 13 ténors du barreau »), à des types de personnages (« ténor », « héros », « maître », « idole ») et à des personnalités, dont beaucoup ne sont pas directement liées à l’affaire (outre Roger Federer, qui est sponsorisé par Credit Suisse, notons Greta Thunberg, Jacques Dubochet, prix Nobel de chimie 2017, l’un des 12 témoins, ainsi que Martin Luther King et Rosa Parks).
Ces caractéristiques contribuent à faire du récit des événements un conte moral. Il convient d’en ajouter une autre, qui justifie la qualification de « conte » : le comique, qui, dans le cas d’espèce, doit beaucoup aux déguisements. Car, lors de leur intrusion dans les locaux de la banque, les 12 activistes étaient déguisés en joueurs de tennis. Leur but étaient en effet d’« interpeller Roger Federer, l’un de ses ambassadeurs » (4).
Justifier sa propre interpellation
Quant à la « moralité » du conte, elle provient aussi bien de la portée des valeurs mises en jeu que des conséquences de l’interpellation que nous venons de mentionner. Roger Federer, qui en était l’objet, a non seulement répondu publiquement, mais, fait remarquable, a aussi justifié le bien-fondé de sa propre interpellation :
« […] Je suis reconnaissant envers eux de nous pousser à examiner nos comportements et nos actes concernant les solutions innovantes, et je suis reconnaissant auprès des jeunes militants de nous pousser à examiner nos comportements et nos actes concernant les solutions innovantes. J’apprécie les rappels sur ma responsabilité en tant qu’individu, athlète et entrepreneur, et je m’engage à utiliser cette position privilégiée pour dialoguer sur des questions importantes avec mes sponsors. » (5)
La réponse de Roger Federer à son interpellation est typique de ce concept. Pour le comprendre, revenons à la situation en cause.
Roger Federer a été interpellé par un tweet du mouvement 350.org Europe, un tweet partagé par Greta Thunberg (6). L’organisation militante signalait l’engagement de Credit Suisse dans les énergies fossiles. Le tweet se terminait par cette question : « Roger Federer, est-ce que tu soutiens ça ? »
Cette question a la forme d’une interpellation. Le mot « interpeller », qui vient du latin interpellare : « interrompre quelqu’un, déranger, troubler », a pris le sens de « couper la parole à quelqu’un, interrompre », puis de « sommer quelqu’un, le mettre en demeure de s’expliquer sur les faits » (7).
« Hé, vous, là-bas ! »
Cette « mise en demeure », le philosophe marxiste Louis Althusser l’a bien décrite dans un texte consacré à la manière dont les idéologies façonnent les existences humaines (8). Il prenait l’exemple ordinaire de l’interpellation d’une personne dans la rue : « Hé, vous, là-bas ! ». Voici ce qu’il en disait :
« Si nous supposons que la scène théorique imaginée se passe dans la rue, l’individu interpellé se retourne. Par cette simple, conversion physique de 180 degrés, il devient sujet. Pourquoi ? Parce qu’il a reconnu que l’interpellation s’adressait ‘bien’ à lui, et que ‘c’était bien lui qui était interpellé’ (et pas un autre). L’expérience montre que les télécommunications pratiques de l’interpellation sont telles, que l’interpellation ne rate pratiquement jamais son homme : appel verbal, ou coup de sifflet, l’interpellé reconnaît toujours que c’était bien lui qu’on interpellait. C’est tout de même un phénomène étrange, et qui ne s’explique pas seulement, malgré le grand nombre de ceux qui ‘ont quelque chose à se reprocher’, par le ‘sentiment de culpabilité’. »
L’interpellation « est tout de même un phénomène étrange », observe Althusser. Reconnaître que l’on est visé par un appel anonyme – « Hé, vous, là-bas ! » – est effectivement étrange si l’on considère que, en se retournant dans la rue, ou simplement en réagissant, la personne se reconnaît comme sujet. Il ne s’agit pas seulement pour elle de comprendre que c’est à elle que s’adresse le locuteur. Il s’agit de reconnaître qu’elle est assujettie – elle est « assujetti[e] par son interpellation même », pour reprendre les termes qu’employait Althusser dans le contexte de son argument sur l’interpellation de l’individu par les idéologies.
Être sommé de répondre
Bien sûr, dans le cas qui nous intéresse, l’interpellation n’avait pas la forme anonyme du « Hé, vous, là-bas ! ». Roger Federer n’a pas eu à se demander à qui s’adressait la question : « Est-ce que tu soutiens ça ? » Mais il s’agissait bel et bien d’une interpellation, non seulement parce que trois des cinq articles du Temps ont employé ce terme, mais aussi à cause de la sommation de répondre que contenait la question posée et du contenu de la réponse qui a été apportée par Roger Federer.
On a pu interpréter cette réponse comme « conten[ant] beaucoup de mots sans pour autant [engager Roger Federer] à changer sa relation avec le Credit Suisse ». En bref, elle aurait été une « réponse sans engagement » (9). Mais l’idée d’interpellation fournit une autre interprétation, qui nous semble à la fois plus plausible et plus digne d’intérêt. Car la réponse de Roger Federer n’avait pas pour origine une question, mais une sommation. Et cela change de beaucoup l’interprétation.
Alain Anquetil
(1) « Le procès des militants climatiques devient celui des banques », Le Temps, 7 janvier 2020.
(2) « Les manifestants pour le climat mettent Credit Suisse à terre », Le Temps, 13 janvier 2020.
(3) Aux deux articles précités s’ajoutent « Jugement sur l’occupation de Credit Suisse : l’urgence climatique repousse les contours de l’état de nécessité », 13 janvier 2020 ; « La justice légitime la désobéissance civile », 13 janvier 2020 ; « Procès Credit Suisse : à vaincre sans péril… », 13 janvier 2020, par P. Nantermod.
(4) « Les manifestants pour le climat mettent Crédit Suisse à terre », op. cit.
(5) Source de la traduction française : « Roger Federer répond à Greta Thunberg et aux écologistes sur l’environnement », Le Figaro / Sport24, 12 janvier 2020, et « La réponse de Roger Federer à Greta Thunberg », lematin.ch, 11 janvier 2020.
(6) « Les manifestants pour le climat mettent Crédit Suisse à terre », op. cit. et « Roger Federer responds to climate crisis criticism from Greta Thunberg », The Guardian, 12 janvier 2020.
(7) Source : CNRTL.
(8) L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) », 1970, in Positions (1964-1975), Paris, Les Éditions sociales, 1976.
(9) « Roger Federer issues non-committal reply to Greta Thurnberg fossil fuel criticism », The Telegraph, 11 janvier 2020.
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