On comprend aisément que certains types de métaphores s’accordent avec certains types de situations. Ainsi, le type de métaphore (il s’agit plutôt d’une allégorie) proposé par le révérend Edwin A. Abbott dans son essai Flatland : A romance of many dimensions, publié en 1884, semblerait, à première vue, s’accorder avec la crise économique actuelle. Car dans les deux cas – la fiction allégorique et la réalité –, il s’agit de réussir à imaginer un monde vraiment différent. Dans Flatland, le monde à imaginer a une « dimension » supérieure. Dans la réalité – celle dans laquelle nous vivons –, le monde à imaginer est un système politique, social et économique moralement acceptable. Flatland a aussi été invoqué dans l’éthique des affaires académique pour décrire l’imperfection du monde économique. Il reste néanmoins à préciser le concept sur lequel repose la légitimité de l’analogie métaphorique : celui de « dimension ».

 

1.

Le problème auquel est confronté le personnage principal de Flatland est celui de l’extrême difficulté à penser un monde radicalement différent (pour lui, il s’agit d’un monde ayant une dimension supérieure) et à convaincre ses semblables, non seulement des attraits d’un tel monde, mais de sa réalité.

Ce personnage vit dans un monde à deux dimensions, Flatland, une surface ayant une largeur et une longueur, mais pas de hauteur. Dans ce monde, il est un Carré.

Après avoir rêvé d’un monde à une dimension (Lineland), il entre en contact avec un être venant d’un espace à trois dimensions (Spaceland). Cet être lui est totalement étranger. Il a la forme d’une sphère. Or, le Carré est incapable de concevoir une sphère. Dans son univers, il ne peut que concevoir un cercle. Ainsi, lorsque la Sphère traverse la surface que constitue son propre monde, le Carré ne peut la percevoir autrement que comme un cercle changeant de diamètre (cf. l’illustration ci-dessus).

Après avoir échoué à convaincre le Carré, par des paroles et par des actes, de la réalité de son monde en trois dimensions, la Sphère saisit le Carré et le projette au-dessus de la surface. Quand il était prisonnier de Flatland, le Carré ne voyait de son environnement que des traits et ne reconnaissait ses semblables (des lignes, des triangles, des hexagones et toutes sortes de formes géométriques) que par déduction. Maintenant qu’il se trouve hors de sa surface, il voit pour la première fois son monde « d’en haut » : « Je regardai en bas », dit-il, « et je vis avec les yeux du corps tous ces compagnons de mon existence dont les formes n’avaient été jusque-là pour moi que matière à déduction ».

Le Carré est désormais convaincu. En dépit d’un décret du Grand Conseil de Flatland punissant sévèrement ceux qui prétendraient « avoir reçu des révélations d’un autre Monde », le Carré veut « annoncer l’Évangile des Trois Dimensions ». En outre, il affirme à la Sphère que des mondes de dimensions encore supérieures devraient exister : « Si vous, qui combinez plusieurs Cercles en Un, vous êtes supérieur à toutes les formes de Flatland, il est certain que trône au-dessus de vous Quelqu’un qui combine plusieurs Sphères en Une Existence Suprême et surpasse jusqu’aux Solides de Spaceland. Et si nous, qui sommes à présent dans l’Espace, nous voyons, en nous penchant sur Flatland, l’intérieur de toutes choses, il faut que s’étende au-dessus de nous quelque région encore plus élevée, encore plus pure, où vous vous proposez sûrement de me conduire – Ô Vous que j’appellerai toujours, partout et dans toutes les Dimensions, mon Prêtre, mon Philosophe et mon Ami – quelque Espace encore plus spacieux, quelque royaume encore plus riche en Dimensions, d’où nous pourrons contempler ensemble l’intérieur révélé des choses Solides ».

Hélas ! la Sphère rejette l’affirmation du Carré : l’idée même d’un monde à quatre dimensions est pour elle « absolument inconcevable ». Quant à la tentative du Carré, quoique formulée avec des précautions rhétoriques (1), d’annoncer aux habitants de Flatland « l’Évangile des Trois Dimensions », elle débouche sur sa condamnation à la prison à vie.

La morale de cette allégorie est affirmée dans la préface : « Hélas, combien l’humanité aveugle est prompte à persécuter et comme elle se ressemble d’une Dimension à l’autre ! Que nous soyons Points, Lignes, Carrés, Cubes ou Extra-Cubes, nous sommes tous enclins aux mêmes erreurs, tous esclaves de nos préjugés dimensionnels respectifs. »

2.

On saisit sans doute la raison pour laquelle l’allégorie du révérend Abbott a pu être invoquée au sein de l’éthique des affaires et, plus généralement, en quoi elle peut s’avérer féconde dès lors qu’on estime nécessaire d’adopter une vision du monde radicalement nouvelle qui ne soit pas une reformulation de notre vision présente. Car il n’est pas « absolument inconcevable » de penser un autre monde. Bien sûr, un tel exercice est exigeant. Mais ce n’est pas parce qu’il dépasse « absolument » les capacités humaines d’imagination. C’est parce qu’il suppose d’abandonner radicalement nos préjugés et notre ancienne vision du monde. Le problème posé par Flatland à son lecteur est celui de la faculté de concevoir un monde vraiment nouveau alors que ses modes de pensée sont ancrés dans les catégories du monde social dans lequel il vit (2).

Un article très récent du Journal of Business Ethics commence par une référence à Flatland (3). Dès l’introduction, ses auteurs invitent « les entreprises à considérer des approches allant au-delà des dimensions limitées du résultat financier » et les chercheurs à dépasser la perspective étriquée de la vie des affaires, caractérisée selon eux par le dogme de la rationalité et de la maximisation de l’utilité. Ils proposent une approche multi-dimensionnelle de la richesse et du bien-être que peuvent engendrer les entreprises, qu’ils nomment « bien-être relationnel multi-dimensionnel ».

Peu importe, pour notre propos, que ces dimensions reposent sur la sagesse traditionnelle des Maori de Nouvelle-Zélande et sur l’éthique du care. Ce qui importe ici, ce sont les « dimensions » de ce bien-être. Les auteurs en proposent cinq sous la forme d’adjectifs associés au bien-être : spirituel, culturel, social, environnemental, économique.

L’essentiel de l’article est consacré aux concepts de la sagesse des Maori tels qu’ils s’expriment dans chacune de ces dimensions, et à leurs liens avec l’éthique du care. Il insiste sur l’importance, pour les acteurs de la vie des affaires, de la vision juste de la réalité des situations et de l’attention accordée aux relations humaines. Ainsi, selon les auteurs, « le bien-être ne se confond pas seulement avec le profit. L’approche maori est une alternative à la croyance répandue selon laquelle les intérêts des actionnaires ont le droit d’éclipser les intérêts des autres parties prenantes, et rejette le point de vue selon lequel le bien-être provient essentiellement de la richesse matérielle ».

3.

À première vue, le recours des auteurs à Flatland semble justifié. Le monde de Flatland est bi-dimensionnel. Or, ce qu’ils proposent justement est un élargissement de nos perspectives afin de transformer le monde économique actuel, bi-dimensionnel, en un monde à cinq dimensions. Où est donc le problème ?

Il se trouve dans le concept de « dimension ». D’abord, dans l’article cité, le mot est souvent remplacé par d’autres termes : « attribut », « logique » (au sens de la « logique économique »), « mode de pensée », « perspective » (il est question de « perspectives multiples »), « caractéristique » (feature). Ces substitutions sont sources de confusion. Ensuite, les auteurs ne définissent pas le concept de « dimension ». Il ne figure même pas parmi les nombreux mots clés de l’article (4).

Il en résulte que le lecteur se demande si les cinq « dimensions » défendues par les auteurs sont effectivement des « dimensions » au sens littéral, philosophique et, spécifiquement, au sens où l’entendait Abbott. Si ce n’est pas le cas, cela jette un doute sur l’argumentation des auteurs. Car celle-ci suppose implicitement (rien n’est dit sur ce point) que les dimensions ne se recouvrent pas, c’est-à-dire qu’elles sont aussi indépendantes les unes des autres que le sont la longueur, la largeur et la hauteur.

La dimension d’un corps désigne l’étendue de ce corps. Elle suppose une direction. Elle est également supposée mesurable, sans toutefois se confondre avec la mesure. Le Dictionnaire de philosophie de Christian Godin exprime clairement le lien entre la dimension et la mesure : « La dimension est définie par le nombre d’opérations de mesure qu’il est nécessaire d’effectuer. La dimension d’un espace est le nombre minimum de paramètres nécessaires pour représenter un point de cet espace. »

Certes, l’article du Journal of Business Ethics se réfère deux fois à la mesure. Et les cinq dimensions qui y sont distinguées pourraient être mesurables – et elles le sont jusqu’à un certain point : les sciences sociales cherchent effectivement à les mesurer. Mais sont-elles des « dimensions » ou seulement des « aspects » ou des « facettes » d’un même phénomène ?

Dans la préface de Flatland, Abbott aborde cette question. Il rapporte un dialogue du Carré avec ses amis. Le Carré essaie de les convaincre que la troisième dimension est bien une dimension : « C’est à une véritable Dimension que je fais allusion ». Ils me rétorquent : « Alors mesurez-la ou dites-nous dans quelle direction elle s’étend. » Ce qui me réduit au silence, car je ne peux faire ni l’un ni l’autre. »

La dimension en question, qui est vraiment nouvelle, est mesurable (puisque la mesure fait partie de la définition de la dimension), mais elle ne peut pas être mesurée dans l’état des connaissances dont disposent le Carré et ses semblables. Or, c’est ce paradoxe, si essentiel à l’argument de Flatland, qui fait défaut à l’article du Journal of Business Ethics. Son absence retire beaucoup de son intérêt, voire tout son intérêt, à l’invocation de l’œuvre du révérend Abbott. Et elle nuit finalement à l’ensemble de l’argumentation en lui conférant un aspect conventionnel.

Alain Anquetil

 (1) « Je parlai non pas d’une Dimension physique, mais d’un Pays de la Pensée d’où, en théorie, une Figure pouvait regarder Flatland en voyant simultanément l’intérieur de toutes les choses. »

(2) Flatland a aussi suscité des questions d’ordre mathématique et physique.

(3) C. Spiller, L. Erakovic, M. Henare et E. Pio, « Relational well-being and wealth: Maori businesses and an ethic of care », Journal of Business Ethics, 98, 2011, p. 153–169.

(4) Un autre article de l’éthique des affaires fait usage de Flatland pour souligner l’importance de la « dimension » légale, à côté des dimensions économique et éthique. Mais le concept de dimension n’y est pas plus défini. 

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