Cette question a été suggérée par le botaniste Francis Hallé. Son projet de forêt primaire en Europe occidentale – environ 70.000 hectares à cheval sur plusieurs pays, dont la France – suppose en effet que, selon ses termes, les êtres humains « descendent de leur piédestal » et fassent preuve d’humilité devant l’« échelle temporelle » de la forêt, qui est sans commune mesure avec la temporalité d’une vie humaine (1). Mais une telle attitude ne va pas de soi. Nous en discutons dans le présent article.

Lancé en 2019 (2), le projet de forêt primaire s’inscrit notamment dans le cadre des réflexions de l’Union européenne sur sa nouvelle stratégie forestière (3) – il a d’ailleurs reçu un accueil favorable de la Commission (4). Voici la description qu’en donne Francis Hallé :

« Une forêt primaire est une forêt qui n’a jamais été exploitée par l’homme, ou, si elle l’a été, cela remonte à une époque suffisamment lointaine pour que le caractère ‘primaire’ ait eu le temps de réapparaître. [Il est temps] que l’Europe restaure ce qu’elle a détruit. Notre projet consiste à faire naître une nouvelle forêt primaire sur le continent, en favorisant le retour de la grande faune – loups, ours, cervidés, bisons, etc. » (5)

Mais sa temporalité dépasse de loin une vie humaine et sa mise en œuvre exclut toute intervention de l’homme :

« Le calendrier, c’est la nature qui l’impose. Si l’on part d’une forêt de 400 ans, il faudra six siècles. C’est un projet à très long terme, en effet, mais qui n’a rien de titanesque pour autant. Ce que l’on propose est au contraire très simple : il suffit de ne rien faire ! » (6)

La position consistant à « ne rien faire » – c’est-à-dire à ne pas agir sur la forêt, en particulier à ne pas chercher à l’exploiter – suppose plus qu’une omission d’agir. Elle suppose un authentique renoncement.

Ce renoncement évoque l’idée d’humilité, qui recouvre le fait qu’une personne adopte une attitude de retrait ou d’abaissement volontaire provenant de la conscience de ses limites ou de sa faiblesse. Dans le cas d’espèce, il implique que les êtres humains acceptent d’abandonner leur pouvoir absolu d’agir sur la nature, comme le souligne Francis Hallé dans l’extrait suivant :

« [Le projet de forêt primaire] n’exige que de la volonté politique et surtout un travail sur nous-mêmes, puisqu’il nous oblige à abandonner l’idée que nous sommes les protecteurs de la forêt et que nous savons mieux qu’elle ce qui est bon pour l’avenir. Descendre de notre piédestal est douloureux pour beaucoup d’entre nous. » (7)

Dans un ouvrage publié en 2011, Francis Hallé utilise explicitement le concept d’humilité à propos de l’échelle temporelle caractéristique de la vie des arbres :

« Le record actuel [de longévité d’un arbre], détenu par un clone de Houx royal (Lomatia) des monts de Bathurst en Tasmanie, est de 43.000 ans ; cet arbre est donc contemporain de l’homme de Neanderthal et nous pouvons […] en conclure que toute l’histoire de notre espèce zoologique tient à l’aise dans la vie d’un arbre. [Je] trouve rassurante cette remise en cause de notre échelle temporelle, qui ramène l’être humain à une humilité dont il n’a guère l’habitude. » (8)

L’humilité qui est évoquée ici – celle du renoncement à l’action, qui « nous oblige à abandonner l’idée que nous sommes les protecteurs de la forêt et que nous savons mieux qu’elle ce qui est bon pour l’avenir » – n’est pas seulement descriptive. Elle est aussi normative, car elle désigne le genre d’attitude et de conduite que nous, êtres humains, devrions avoir à l’égard de la forêt et de la nature en général. Cette vertu d’humilité à l’égard de la nature demande un effort de notre part. Elle exige que nous reconnaissions que la forêt primaire possède une valeur intrinsèque et que nous renoncions à la considérer en fonction de nos seuls intérêts.

Cette forme d’humilité repose sur une représentation juste de la place qu’occupent les êtres humains dans le monde. On en trouve une illustration à travers le rapport que des populations habituées à vivre au contact de la forêt primaire entretiennent avec elle :

« Les cultures et les moyens de subsistance des peuples indigènes sont inextricablement liés aux forêts qu’ils habitent. La forêt n’est pas considérée comme une simple ressource à exploiter, mais plutôt comme leur maison ancestrale, qui joue un rôle essentiel dans leur cosmologie, à laquelle ils sont personnellement liés et envers laquelle ils ont des obligations ancrées dans leur tradition. » (9)

Dans cette veine, le philosophe Thomas Hill a décrit l’humilité comme « une attitude qui donne de l’importance aux choses indépendamment des relations qu’elles entretiennent avec nous-mêmes ou avec un petit groupe auquel nous nous identifions » (10). Il la qualifie d’« appropriée » (proper) parce qu’elle met de côté les intérêts et les illusions qui servent le plus souvent à donner de la valeur aux choses. Ce sont ces intérêts et ces illusions qui peuvent amener les êtres humains à apprécier la nature seulement en fonction de son utilité ou en vue de son exploitation.

Cependant, la nécessité de changer de perspective – nécessité que Thomas Hill interprète comme la recherche de notre juste place dans le monde et que Francis Hallé résume par l’abandon de notre « piédestal » – n’a rien d’évident. Certes, les mouvements de préservation ou de protection de la nature ont déjà conduit à une prise de conscience environnementale (11). Mais le changement auquel appelle Francis Hallé – « abandonner l’idée que nous sommes les protecteurs de la forêt et que nous savons mieux qu’elle ce qui est bon pour l’avenir » – a la nature d’une conversion. Elle devrait à la fois affecter notre vision du monde et être universellement partagée.

Cette conversion n’exige pas que nous transformions notre regard sur la nature au point d’adopter des croyances qui relèveraient d’une vision du monde étrangère à notre civilisation ou qui s’inspireraient d’un savoir mythologique. On peut admirer la puissance d’Yggdrassil, l’arbre cosmique, « le plus grand et le meilleur des arbres » dans la mythologie germanique (12), mais on ne peut aujourd’hui croire en Yggdrassil et percevoir la nature à partir de cette croyance. On peut reconnaître la légitimité de la vengeance de la déesse Némésis face à l’indignation morale résultant des manifestations de l’orgueil humain, mais on ne peut croire que Némésis pourrait aujourd’hui punir les hommes pour leur indifférence et leur manque d’humilité à l’égard de la nature (13).

Comment pouvons-nous devenir humbles au sens où l’entendent Francis Hallé  et Thomas Hill ? On peut trouver, dans le Dialogue de l’arbre de Paul Valéry, une réponse spirituelle à cette question (14). Il s’agit de reconnaître que chaque plante est une œuvre, qu’on n’a pas besoin de croire que cette œuvre a été créée (peut-être n’a-t-elle pas été créée) mais qu’elle procède d’une idée – « elle enchaîne l’informe, elle attaque le vide ; elle lutte pour tout changer en elle-même, et c’est là son Idée ! ». Il s’agit aussi de comprendre que la vie de toute plante est une lente et profonde méditation et que nous pouvons y participer en tant qu’êtres humains – « Il me semble participer de tout mon être à cette méditation puissante, et agissante, et rigoureusement suivie dans son dessein, que m’ordonne la Plante… Je dis que si quelqu’un médite au monde, c’est la Plante. »

Puis Paul Valéry, par le truchement de l’un des deux personnages du dialogue, évoque le regard spirituel que nous pouvons porter sur la nature végétale :

« Ce que tu vois d’un arbuste ou d’un arbre, ce n’est que le dehors et que l’instant offerts à l’œil indifférent qui ne fait qu’effleurer la surface du monde. Mais la plante présente aux yeux spirituels non point un simple objet de vie humble et passive, mais un étrange vœu de trame universelle. »

Les « yeux spirituels » ! Ce qu’ils voient, ce n’est pas un être végétal humble et passif – c’est ce que perçoivent les yeux dénués de spiritualité. Ils voient un être doué d’une vie qui communique avec la nôtre. Cette vision est peut-être la manifestation d’une authentique humilité à l’égard de la nature.

Alain Anquetil

Mis à jour le 18 mai 2021.


(1) « Francis Hallé veut recréer une forêt primaire en Europe : ‘Elle sera un don aux générations futures‘ », L’Obs, 27 décembre 2020, et F. Hallé, Du bon usage des arbres. Un plaidoyer à l’attention des élus et des énarques, Arles, Actes Sud, 2011.

(2) Voir le site de l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire, où l’on trouve le Manifeste « Un projet de création d’une grande forêt primaire en Europe de l’Ouest ».

(3) Voir « Future stratégie forestière de l’UE: gestion de haute qualité des forêts et des zones forestières européennes », 8 octobre 2020, et « La Commission lance une consultation sur une nouvelle stratégie en faveur des forêts », 29 janvier 2021.

(4) Francis Hallé déclarait récemment dans Télérama que « Marco Onida, à la direction générale de l’environnement de la Commission, nous suit à 200% » (« Une forêt primaire en Europe, utopie nécessaire », Télérama, 3720, 28 avril 2021).

(5) « Francis Hallé veut recréer une forêt primaire en Europe… », op. cit.

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) F. Hallé, Du bon usage des arbres. Un plaidoyer à l’attention des élus et des énarques, Arles, Actes Sud, 2011.

(9) C. F. Kormos, B. Mackey, D. A. DellaSala, N. Kumpe, T. Jaeger, R. A. Mittermeier & C. Filardi, « Primary forests: Definition, status and future prospects for global conservation », in D. A. Dellasala & M. I. Goldstein (dir.), Encyclopedia of the Anthropocene, Elsevier, 2018.

(10) T. E. Hill, « Ideals of human excellence and preserving natural environments », in Autonomy and self-respect, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 (reprise d’un article publié en 1983 dans la revue Environmental Ethics). Le passage relatif à Hill figure aussi dans ma chronique du 18 mai 2021 sur Euradio : « Le projet de forêt primaire en Europe et la vertu d’humilité ».

(11) Voir par exemple C. Larrère, « Développement durable : quelques points litigieux », Les ateliers de l’éthique / The Ethics Forum, 1(2), 2006, p. 8-18.

(12) J. Brosse, Mythologie des arbres, Paris, Editions Payot & Rivages, 1993.

(13) Sur la déesse Némésis, voir M. B. Hornum, Nemesis, the Roman state and the games, Leiden, Brill, 1993.

(14) P. Valéry, Dialogue de l’arbre, Paris, Gallimard, 1945.

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