Ce billet s’inspire de l’affaire des Panama papers – les 11,5 millions de documents, qui représentent 2,6 térabits de données, issus du cabinet d’avocats Mossack Fonseca exerçant à Panama, qui ont été fournis par une source anonyme au Süddeutsche Zeitung il y a plus d’un an. Comme l’écrit le journal le Monde, qui a participé à sa révélation, il s’agit d’une « affaire de paradis fiscaux » (« Evasion fiscale : si vous n’avez rien suivi des ‘Panama papers’ », 4 avril 2016). Le New York Times (dont on a par ailleurs relevé la relative discrétion, partagée avec d’autres journaux américains, cf. note 1) observe que, selon les documents divulgués, « presque 215.000 sociétés offshore et 14.153 clients étaient liés au cabinet Mossack Fonseca. 143 hommes politiques, leurs familles et des proches (dont 12 dirigeants politiques haut placés) ont utilisé des paradis fiscaux pour cacher de grosses sommes d’argent. » (« The ‘Panama Papers’: Here’s What We Know », 4 avril 2016). Dans le présent billet, je ne m’intéresse ni aux aspects techniques ni aux implications de cette affaire, dont les développements sont en cours (voir par exemple « Panama Papers: le Parlement européen ouvre une enquête », L’Express, 14 avril 2016), mais à la manière dont la littérature de l’éthique des affaires s’est intéressée aux problèmes moraux posés par les stratégies d’optimisation ou d'évasion, avec utilisation de paradis fiscaux, mises en œuvre par de grandes entreprises. Parmi les articles publiés dans les principaux journaux spécialisés (moins d'une quarantaine dans le Journal of Business Ethics, Business Ethics Quarterly et Business Ethics : A European Review), j’en ai sélectionné deux. Ils proposent une analyse morale des pratiques d’évasion fiscale d’entreprises multinationales. Il s'agit des articles de Lutz Preuss et de Grahame Dowling, publiés respectivement en 2012 et 2014 dans le Journal of Business Ethics. Dans ce billet, je m’intéresse au premier article, dont je propose un commentaire critique.
Après avoir décrit l’importance des flux de capitaux vers les centres financiers extraterritoriaux (3) et les différentes initiatives, qui ont émergé dans les années 1990, en vue de lutter contre l’évasion fiscale via des centres financiers offshore, Preuss fait part de son étonnement du fait que la littérature sur la RSE a peu traité de la question. C’est pour contribuer à combler cette lacune qu’il propose, d’une part, une évaluation morale des centres financiers extraterritoriaux, d’autre part, une étude empirique sur les déclarations en matière de RSE d’une sélection de firmes dont le siège se trouve dans un paradis fiscal. Cette étude révèle notamment que très peu de firmes mentionnent, parmi les parties prenantes envers lesquelles elles sont engagées, les autorités fiscales. Ce résultat alimente la conclusion de Preuss selon laquelle des firmes peuvent s’autoproclamer socialement responsables tout en pratiquant l’optimisation fiscale (ou tax avoidance ; à l’inverse de l’évasion fiscale, l’optimisation fiscale n’est pas illégale ; cf. note 4). Il en résulte, selon lui, une perversion de l’attitude qu’une entreprise socialement responsable devrait avoir à l’égard de la loi. Car si l’on s’en tient à l’idée, exprimée notamment dans le Livre Vert de la Commission Européenne publié en 2001, « Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises », auquel Preuss se réfère bien qu'il soit un peu ancien, les entreprises devraient « contract[er] de leur propre initiative des engagements qui vont au-delà des exigences réglementaires et conventionnelles auxquelles elles doivent de toute façon se conformer ». Or, cet « au-delà des exigences réglementaires et conventionnelles » est manifestement dévoyé par les pratiques d’optimisation fiscale. L’emploi, par l’auteur, du mot « duplicité » pour qualifier la position des firmes en question est une manière de témoigner de ce dévoiement. En outre, le simple fait que des entreprises puissent mettre en œuvre de telles pratiques contribue à leur perpétuation. Preuss cite un auteur évoquant la coalition qu’elles forment de facto avec les paradis fiscaux dont elles utilisent les services. Le pouvoir de cette coalition contribue également à la perpétuation du système d’optimisation fiscale.
Si, malgré leur généralité, les conclusions de Preuss sont dignes d’intérêt, son article suscite quelques remarques.
L’auteur utilise deux méthodes pour traiter la question de savoir si une entreprise utilisant des paradis fiscaux peut être dite socialement responsable. Il propose d’abord une réponse normative avant de développer l’argument empirique, fondé sur une sélection d’entreprises domiciliées dans deux centres financiers extraterritoriaux, auquel j’ai fait référence plus haut. Cependant, Preuss ne discute que d’un des deux modèles de la RSE qu’il présente au début de son article : celui selon lequel une firme socialement responsable doit « servir différentes parties prenantes, dont l’État ». Ce modèle est justifié par l’idée que l’impôt ne doit pas être considéré comme un coût mais comme un moyen de maintenir la justice et la liberté, qui sont deux piliers de l’économie de marché. L’autre modèle, celui de Friedman, quoique présenté au début de l'article, n’est pas utilisé dans la discussion terminale. Il faut dire que, dans la présentation que Preuss en propose, il se trouve réduit à l’idée que les agents économiques ont le droit de choisir la stratégie fiscale de leur choix, dès lors qu’ils respectent les lois. Preuss aurait pu discuter de façon plus approfondie de ce modèle au moment de la discussion, plutôt que de le ranger dès le départ dans le camp des tenants de l’optimisation fiscale agressive.
La seconde remarque a trait à l’évaluation morale des stratégies fiscales des entreprises. (Passons sur le fait que Preuss emploie, dans cette section, à la fois les mots « évasion » et « optimisation ».) Afin d'évaluer les pratiques proposées et induites par les paradis fiscaux, il se réfère à trois familles de théories morales normatives, par ailleurs très souvent mobilisées : l’utilitarisme, le déontologisme et l’éthique de la vertu.
L’évaluation utilitariste, qui repose sur les avantages, en termes de bien-être, procurés par les paradis fiscaux sur toutes les parties concernées, dont les paradis eux-mêmes, penche plutôt pour une évaluation négative. Les distorsions de marché, l’ignorance dans laquelle peuvent être laissés les actionnaires des firmes optimisatrices, la latitude excessive et dangereuse (notamment pour les actionnaires) dont disposent les dirigeants pour la gestion du bilan et la dépendance des centres financiers extraterritoriaux envers ces pratiques sont les éléments déterminants de son analyse coût - bénéfice.
L’évaluation déontologique est fondée sur l’impératif catégorique kantien dans sa première version : « Que je puisse vouloir que la maxime de mon action soit érigée en loi universelle ». Preuss le divise en deux questions-tests : a) Puis-je imaginer sans contradiction que la maxime de mon action soit appliquée et b) Un agent moral aimerait-il vivre dans un monde dans lequel la maxime de mon action serait appliquée ? À la question b), Preuss répond par la négative, car il est difficile d’imaginer un monde dans lequel chacun chercherait à acquitter le moins d’impôt possible. S’agissant de la question a), il souligne les différences de situation des agents économiques et des États à l’égard de l’utilisation des paradis fiscaux et des politiques de protection contre leurs effets sur les économies nationales. Sa conclusion est que la maxime « recourir à des paradis fiscaux » n’est pas universalisable. Elle n’est donc pas morale.
L’évaluation issue de l’éthique de la vertu repose sur l’idée selon laquelle chacun doit sans cesse cultiver ses vertus au sein de sa communauté. Preuss insiste sur le fait que les entreprises qui utilisent les paradis fiscaux ne contribuent pas pleinement aux communautés dans lesquelles elles opèrent, notamment à travers leurs activités de production, puisqu’elles acquittent une grande part de leur impôt dans une autre communauté, en l'occurrence un paradis fiscal. C’est là, selon lui, une raison suffisante pour rendre immorales, du point de vue de l’éthique de la vertu, les pratiques d’optimisation fiscale. (5)
Bien que sommaires, ces évaluations suscitent un début de réflexion. Mais elles ne sont, malheureusement, pas utilisées dans la partie qui suit – celle qui a trait, selon ses termes, à « l’impact de la domiciliation d’une entreprise dans un centre financier extraterritorial sur sa stratégie et ses réalisations en matière de RSE ». Il en résulte une déconnexion frustrante mais aussi troublante, car elle conduit à penser que les évaluations morales des activités des paradis fiscaux et des stratégies d'optimisation des firmes qui y ont recours sont, elles aussi, déconnectées de la réalité.
Alain Anquetil
(1) Voir « Pourquoi le ‘New York Times’ (et d’autres médias américains) ont un peu ignoré les ‘Panama papers’ » (Le Monde, 5 avril 2016) et « Panama Papers: Why No Big Splash or Times Participation? » (New York Times, 4 avril 2016, par la Public Editor Margaret Sullivan).
(2) L. Preuss, « Responsibility in paradise? The adoption of CSR tools by companies domiciled in tax havens », Journal of Business Ethics, 110, 2012, p. 1-14; G. R. Dowling, « The curious case of corporate tax avoidance: Is it socially irresponsible? », Journal of Business Ethics, 124, 2014, p. 173-184. On notera aussi R. W. McGee, « Three views on the ethics of tax evasion », Journal of Business Ethics, 67, 2006, p. 15-35, auquel je ne ferai pas référence ici.
(3) Sur les paradis fiscaux, voir Jean-Stéphane Mésonnier, « Les centres financiers extraterritoriaux : caractérisation et enjeux du suivi statistique », Bulletin de la Banque de France, 82, Oct. 2000.
(4) On est un peu surpris, à la lecture de l’article, de l’usage des expressions relatives à la politique fiscale des entreprises domiciliées dans des paradis fiscaux. L’expression « tax evasion » apparaît deux fois, « tax avoidance » cinq fois, deux occurrences étant accompagnées de l’adjectif « aggressive » (par exemple dans « aggressive tax avoidance strategies »).
(5) L'analyse de Preuss aurait été plus féconde et plus complète s'il avait d'abord cherché à identifier les biens moraux qui sont en question à propos de ces pratiques fiscales.