Frances Haugen, lanceuse d’alerte de Facebook, se décrit comme une « militante pour la surveillance publique des réseaux sociaux » (1). Cette affirmation, comme d’autres descriptions qu’elle propose pour expliquer sa décision, est une manière de qualifier le rôle de lanceur d’alerte. On remarque, à cet égard, qu’elle n’évoque pas le fait qu’elle soit une femme, bien que, d’une part, ce fait ait été mentionné dans un article du 6 octobre 2021 présentant de courtes biographies de lanceuses d’alerte (2), et que, sur un autre plan, des travaux académiques lui aient accordé une place significative. Nous discutons de cette absence dans le présent article.

 

1.

Eléments du récit de Frances Haugen

Au-delà de la description générale du rôle qu’elle s’est assignée, qui englobe celui de lanceuse d’alerte (« une militante pour la surveillance publique des réseaux sociaux »), Frances Haugen a donné des précisions sur ses motivations et son état d’esprit (3). Elle a évoqué, entre autres :

(a) son désintéressement (« Je n’ai jamais voulu être une lanceuse d’alerte, mais des vies étaient en danger ») ;

(b) son sens du devoir (« elle en était venue à penser que les personnes extérieures à l’entreprise, notamment les législateurs et les régulateurs, devaient savoir ce qu’elle avait découvert ») ;

(c) son souci de respecter les règles (« son souci de respecter les règles est pour elle un sujet de fierté ») ;

(d) sa disposition à aider son entreprise à prévenir ce genre de situation (« elle voulait aider Facebook à empêcher ses propres utilisateurs de prendre des chemins similaires ») sans désir de lui nuire (« La lanceuse d’alerte de Facebook, Frances Haugen, affirme vouloir améliorer les choses et non nuire à l’entreprise ») ;

(e) la frustration qu’elle a éprouvée « par ce qu’elle considérait comme le manque d’ouverture de l’entreprise sur le potentiel de nuisance de ses plateformes et sa réticence à corriger ses défauts » ;

(f) l’absence de contrôle sur certaines activités au sein du réseau social ;

(g) l’importance que devrait revêtir une évaluation des risques ;

(h) sa croyance dans le pouvoir et les droits des actionnaires.

Elle a également affirmé avoir accompli (i) ce qu’elle pensait « nécessaire pour sauver la vie de personnes, en particulier dans des pays du sud, qui […] sont mises en danger par la priorité accordée par Facebook aux profits plutôt qu’aux personnes ». Enfin, elle a formulé cette phrase, de forme contrefactuelle, donnant la cause immédiate de sa décision de lancer l’alerte auprès de la Securities and Exchange Commission :

(j) « Si je n’avais pas fourni ces documents, cela n’aurait jamais été mis en lumière » (4).

On peut discerner, parmi ces considérations, des éléments essentiels entrant dans la définition du rôle d’un lanceur d’alerte, en particulier le désintéressement, la bonne foi, le souci de la sécurité publique et le désir de prévenir des torts (5).

D’autres considérations, de nature biographique, ont aussi été mises en avant. Elles ne sont pas en rapport direct avec le rôle de lanceur d’alerte, mais concernent les raisons et la manière dont Frances Haugen l’a assumé :

(k) la rupture d’une amitié avec une personne qui l’avait aidée alors qu’elle était souffrante, mais dont l’esprit avait été perturbé par la fréquentation des réseaux sociaux (« C’est une chose d’étudier la désinformation, c’en est une autre de perdre quelqu’un à cause d’elle ») ;

(l) le fait qu’elle a sollicité les conseils de sa mère, qui est pasteur de l’église épiscopale (« Elle a fait part de ses préoccupations à sa mère […] et celle-ci lui a conseillé de faire ce qu’elle pouvait pour sauver des vies si elle pensait qu’elles étaient en jeu ») ;

(m) le fait qu’elle « n’aime pas être le centre de l’attention » (« Nous n’avons intentionnellement pas fait beaucoup d’interviews parce que ce n’est pas de moi dont il s’agit, mais des documents »).

 

2.

Des arguments fondés sur le genre : loyauté et care

Peut-être une analyse détaillée des propos de Frances Haugen permettraient-ils de construire un argument fondé sur le genre. Cet argument pourrait répondre, par exemple, à la question élémentaire que soulevait C. Fred Alford dans un article consacré aux lanceuses d’alerte :

« En matière de lancement d’alerte, y a-t-il une différence entre les femmes et les hommes ? » (6)

Pour Alford, il existe une telle différence. Elle se perçoit dans les récits que font les protagonistes de leur décision – « les femmes lanceuses d’alerte parlent de leur expérience de manière différente ».

Les hommes emploient le concept de loyauté. Ils éprouvent en particulier la nécessité de justifier le défaut de loyauté dont ils ont fait preuve en lançant l’alerte. L’objet de cette loyauté est leur propre organisation, mais, au moment de la justification, ils invoquent ce même concept à propos de « principes abstraits » tels que la vérité. Il s’agit là, selon Alford, d’« une façon de continuer à valoriser la loyauté en général tout en rejetant les exigences provenant de loyautés particulières ».

Les femmes, de leur côté, n’emploient pas ce concept de façon privilégiée. Dans leur récit, c’est le souci pour autrui (care) qui domine. Elles en parlent dans le contexte impersonnel, marqué par la compétition, dans lequel elles exercent leur métier :

« Les femmes sont loin de parler de loyauté autant que les hommes. […] Ce n’est pas le langage de la loyauté, mais celui du souci d’autrui dans un monde où personne ne semble se soucier de personne, seulement de l’argent, que de nombreuses lanceuses d’alerte utilisent pour parler de leur expérience. »

Alford fait référence au care. Il cite Carol Gilligan (7), qui soulignait le fait que, face à un dilemme moral, les femmes fixeraient leur attention sur les relations humaines et les obligations particulières en jeu dans la situation plutôt que sur les principes généraux qui devraient la gouverner – une approche attribuée aux hommes. Mais la distinction de Gilligan n’apparaît pas clairement dans les entretiens menés par Alford.

Plus généralement, sa référence au care ne vise pas à distinguer une approche éthique qui serait largement pratiquée par les femmes. Elle devrait plutôt être comprise comme la frustration qu’ont éprouvé les femmes parce qu’elles n’ont pas été en mesure, avant de lancer l’alerte, de faire preuve de souci d’autrui. Selon Alford, la présence du care dans leurs récits exprime l’expérience qu’elles font de leur existence dans deux mondes séparés, l’un, extérieur à la vie de leur entreprise, dans lequel elles peuvent faire preuve de sollicitude à l’égard des autres, l’autre, celui de l’entreprise, où cette attitude est, en pratique, impossible :

« Les femmes avec lesquelles je me suis entretenu se sont effectivement exprimées en termes de care, mais, pour l’essentiel, ce n’était pas à propos des obligations et des responsabilités inhérentes à la situation dans laquelle elles se trouvaient dans le cadre de leur travail. Ainsi, aucune d’elles n’a parlé de la façon dont elles auraient pu faire preuve de sollicitude envers leurs collègues qui avaient perdu leur sens moral. Elles ont plutôt exprimé une profonde frustration du fait que l’environnement dans lequel elles travaillaient ne leur permettait pas de se soucier des autres comme elles le faisaient dans la sphère privée (at home). Se partageant entre deux mondes, souvent pendant des années, elles ne pouvaient plus, dans un monde, pratiquer le care et, dans l’autre, se conduire avec insouciance. »

Alford précise que le lancement d’alerte proprement dit n’est pas, en tant que tel, une manifestation du care, mais une libération, la restauration de la possibilité de soucier à nouveau d’autrui :

« [Beaucoup] de femmes ont été si longtemps déchirées par le fait de travailler dans un environnement où il était impossible de se soucier d’autrui qu’elles se sentent soulagées de le pouvoir à nouveau, un peu comme si elles avaient dû mettre en veilleuse la disposition (impulse) à se soucier d’autrui, car elles ne pouvaient plus gérer le fractionnement provenant de la possibilité de pratiquer le care dans la sphère privée et de ne pas le faire au travail. On pourrait dire qu’en lançant l’alerte, ces femmes se sentent enfin libérées. Elles peuvent se soucier de ceux avec lesquels et pour lesquels elles travaillent. [Le] fait de s’exprimer guérit en quelque sorte le clivage entre le moi qui se souci d’autrui et le moi qui ne se soucie pas d’autrui, et c’est cela qui, pour elles, est libérateur. »

 

3.

Emergence du rôle et influence du genre

Les arguments d’Alford ne semblent pas pouvoir s’appliquer au récit de Frances Haugen, qui a été résumé à la section 1. Peut-être pourrait-on interpréter le point (d) (« elle voulait aider Facebook…») comme témoignant d’une activité de care, mais l’ensemble des considérations que nous avons évoquées – les points (a) à (m) – ne permettent pas, selon nous, d’établir une différence, en termes de motivation, d’état d’esprit et de manière d’agir, entre les lanceurs d’alerte et les lanceuses d’alerte. Cette déclaration de Frances Haugen est emblématique de la difficulté à proposer une interprétation en termes de genre :

« Si les gens détestent encore plus Facebook à cause de ce que j’ai fait, alors j’ai échoué […] Je crois en la vérité et la réconciliation – nous devons admettre la réalité. » (8)

Ce propos caractérise le rôle du lanceur d’alerte, non le genre de la personne qui assume ce rôle. Il conduit à l’hypothèse selon laquelle, la définition du rôle social du lanceur d’alerte étant aujourd’hui établie, les distinctions en termes de genre ont perdu de leur pertinence.

Cette hypothèse vaut pour des personnes ayant lancé l’alerte et qui proposent, à l’instar de Frances Haugen, un récit de leur délibération. Mais des travaux s’intéressent à l’effet du genre sur la délibération précédant la décision de lancer l’alerte. Par exemple, un article du magazine Fortune indique que trois caractéristiques propres aux femmes ayant des responsabilités dans le monde des affaires (une moindre tolérance au risque par rapport aux hommes, en particulier un rejet des combines et des zones grises ; une tendance à se soucier de ceux qui occupent des positions vulnérables ; le fait que les femmes occupant des postes à hautes responsabilités demeurent des outsiders au sens où elles ne font pas partie des réseaux de pouvoir masculins) peuvent augmenter la probabilité qu’elles adoptent le rôle de lanceur d’alerte (9). Mais dès lors que ce rôle est adopté, le concept même de rôle semble, dans les récits, prendre le pas sur d’autres considérations, y compris celles relatives au genre.

Alain Anquetil


(1) Voir le site de Frances Haugen. Voir aussi « Frances Haugen et l’ambition de ‘sauver’ le réseau social’ », Le Devoir, 6 octobre 2021.

(2) « 5 times when women whistleblowers like Frances Haugen spoke up for what’s right », The Story Exchange , 6 octobre 2021.

(3) Les sources sont les suivantes : « Who is Facebook whistleblower Frances Haugen? What to know after her Senate testimony », The Wall Street Journal, 6 octobre 2021 ; « The Facebook whistleblower, Frances Haugen, says she wants to fix the company, not harm it », The Wall Street Journal, 3 octobre 2021 ; « Frances Haugen: ‘I never wanted to be a whistleblower. But lives were in danger’ », The Guardian, 24 octobre 2021. Voir aussi ma chronique sur Euradio : « Le récit de Frances Haugen, lanceuse d’alerte de Facebook », 19 octobre 2021.

(4) « Frances Haugen: ‘I never wanted to be a whistleblower. But lives were in danger’ », op. cit.

(5) Voir par exemple mon article « Le sens de la gratitude à l’égard des lanceurs d’alerte » du 30 septembre 2019, dans lequel j’évoque le rôle social du lanceur d’alerte.

(6) C. Fred Alford, « Women as whistleblowers », Business & Professional Ethics Journal, 22(1), 2003, p. 67-76.

(7) C. Gilligan, In a different voice: Psychological theory and women’s development, Harvard University Press, tr. A. Kwiatek, Une si grande différence, Paris, Flammarion, 1986.

(8) « The Facebook whistleblower, Frances Haugen, says she wants to fix the company, not harm it », op. cit.

(9) « Are women more likely than men to be whistleblowers », Fortune, 2 octobre 2014.

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