L’affaire qui oppose depuis le 15 avril 2015 la Commission européenne à Google, au motif que l’entreprise américaine aurait abusé de sa position dominante, peut être analysée sous différents angles : spécificités de la structure du marché de la recherche sur Internet ; logique et fonctionnement de la concurrence en général ; processus de constitution des oligopoles et de naissance des monopoles ; recours au concept de destruction créatrice pour analyser les faits ; etc. Dans cet article, je m’intéresse à un aspect très particulier de ce cas : la manière dont est décrite la position dominante dans laquelle se trouve Google sur le marché de la recherche en ligne. Il s’agit d’une manière de présenter les faits qui, me semble-t-il, suggère l’idée d’une prédictibilité, voire d’un déterminisme. Elle laisse penser que ce qui arrive maintenant (la puissance quasi monopolistique de Google en Europe, la réaction des autorités) était inévitable.
Les premières phrases du communiqué de presse de la Commission européenne résument toute l’affaire :
« La Commission européenne a adressé à Google une communication des griefs faisant valoir que l’entreprise avait abusé de sa position dominante sur les marchés des services de recherche générale sur Internet dans l’Espace économique européen (EEE) en favorisant systématiquement son propre comparateur de prix dans ses pages de résultats de recherche générale. [Elle] a aussi ouvert une procédure formelle d’examen concernant le comportement de Google en ce qui concerne le système d’exploitation pour appareils mobiles Android ».
S’agissant du premier aspect, relatif à la recherche en ligne, la notification de griefs serait, aux yeux d’un internaute, très surprenante, dans la mesure où le premier des dix principes fondamentaux la Philosophie de Google affirme que l’entreprise œuvre au service des internautes et, par là, exclut toute pratique intéressée :
« Recherchez l’intérêt de l’utilisateur ; le reste suivra. – Depuis sa création, la société Google s’efforce d’offrir aux internautes la meilleure expérience utilisateur possible. Lorsque nous concevons un nouveau navigateur Internet ou lorsque nous apportons un plus à l’aspect de notre page d’accueil, c’est votre confort que nous cherchons à satisfaire, et non un quelconque objectif interne, ni les exigences de résultats de la société. L’interface est simple et claire, et les pages se chargent instantanément. L’intégration dans les résultats de recherche n’est pas monnayable, et la publicité doit non seulement être clairement annoncée, mais doit aussi être en rapport avec le contenu. Et lorsque nous créons des outils et applications, nous visons un fonctionnement impeccable, pour éviter une quelconque remise en cause. »
Dans les descriptions proposées sur l’affaire (1), les suspicions d’abus de position dominante s’accompagnent de données sur les parts de marché atteintes par Google. Malgré quelques nuances géographiques et des considérations sur les « usages et l’innovation [qui] bouleversent le paysage concurrentiel », comme l’écrit le journal Le Monde le 15 avril (2), Google, « règne aujourd’hui sans partage ou presque sur la recherche internet en Europe (92,26% de parts de marché au premier trimestre) » (3). Ses deux concurrents « immédiats », Bing et Yahoo !, ont respectivement 2,8% et 2,3% du marché (4). L’article de The Economist du 18 avril, « Nothing to stand on », par ailleurs plutôt critique sur la position de la Commission, ne cite pas de chiffres mais insiste sur le pouvoir qui est conféré aux firmes contrôlant les plateformes de recherche en ligne et sur les défaillances des autorités politiques européennes à susciter l’émergence d’acteurs concurrents au sein de l’Union.
L’impression que ce qui arrive aujourd’hui était inéluctable, prévisible, quasi déterministe n’est bien sûr qu’une impression. On pourrait rétorquer que ce n’est pas parce que Google est parvenue en Europe à ce niveau de domination économique que celle-ci résulte d’une main invisible ou de lois nécessaires – qu’elle est issue, par exemple, d’un déterminisme mécaniste selon lequel la position acquise par l’entreprise américaine serait le résultat d’« un aboutissement logique et naturel de la lutte concurrentielle », pour reprendre les mots de l’économiste Blandine Laperche (5). L’innovation, la stratégie et l’habilité de Google, la faiblesse de ses concurrents, le contexte socio-économique et politique européen et des faits contingents pourraient sans doute mieux en rendre compte qu’une tendance générale (et déterministe) de l’économie capitaliste à tendre vers la concentration du capital et la constitution de monopoles.
On pourrait aussi rétorquer que certaines formules employées par le communiqué de presse de la Commission – des phrases utilisant des verbes tels que « craindre que » et « risquer de », ou l’adverbe « par conséquent », comme dans « [Google] risque par conséquent de détourner artificiellement le trafic des services de comparaison de prix concurrents et d’empêcher ces services de lui faire concurrence sur le marché » – ne dénotent pas et n’évoquent même pas l’idée de prédictibilité. « Risquer de » et « par conséquent » seraient seulement de marqueurs classiques de relations de cause à effet assorties de coefficients de probabilité. Ils contribueraient également à souligner l’importance de la situation.
Il en va de même des expressions utilisées dans la presse. Par exemple, comment interpréter cette phrase du Monde (en fait un titre intermédiaire de l’article précité) : « La Commission pourrait imposer à Google des actions « correctives » de nature à transformer son modèle économique » ? Elle semble dénoter l’idée de prédictibilité, voire un déterminisme du « modèle économique » de Google qui, parce qu’il fonctionnerait à l’instar d’une machine déterministe, devrait être « corrigé » afin que la « machine » produise des effets plus acceptables du point de vue du droit de la concurrence. Un adversaire de la thèse selon laquelle cette phrase communique une idée de prédictibilité serait sans doute bien en peine d’avancer un contre-argument, mais il essaierait en évoquant un langage métaphorique, une manière de parler qui n’avait pas l’intention de véhiculer un présupposé déterministe.
Si cette discussion a quelque importance, c’est parce que l’idée de prédictibilité pourrait ici jouer un rôle dans l’évaluation de la situation. Ce point fera l’objet du prochain article.
Alain Anquetil
(1) Je ne considère ici que le marché de la recherche générale sur Internet.
(2) « Bruxelles accuse Google d’abus de position dominante ».
(3) Libération, « Bruxelles sort ses griefs contre le géant américain », 15 avril.
(4) Toutefois, ces chiffres sont moins spectaculaires s’agissant par exemple de la Russie ou des États-Unis.
(5) B. Laperche, « Les ressorts du monopole : Essai sur l’hérésie de Joan Robinson », Innovations, 14(2), 2001, p. 33-54.