Le 13 mai 2013, Virgin Megastore (qui est en redressement judiciaire depuis mi-janvier) a annoncé des soldes exceptionnels dans ses vingt-six magasins en France – des réductions de 50%, sauf sur les livres, et des réductions supplémentaires pour les clients possédant une carte de fidélité. L’opération a pris fin le 15 mai (au lieu du 25 mai) après une « razzia » des clients et une « ambiance de fin du monde », comme le notaient Le Parisien et Le Monde (« Razzia au Virgin des Champs-Elysées » et « Ambiance de fin du monde dans les magasins Virgin »). On comprend que, dans ce contexte particulier, le comportement inhabituel de certains clients ait suscité des jugements réprobateurs. L’une des manières de décrire le phénomène est de noter que certaines des normes de comportement en vigueur dans les situations ordinaires d’achat semblaient inopérantes, ou plus exactement désactivées. Dans cet article, je m’intéresse à l’une de ces normes, celle selon laquelle tout client faisant ses achats dans un magasin doit sélectionner les produits qu’il souhaite acheter avant de passer en caisse pour régler la facture. Cette norme peut sembler triviale, mais elle a précisément été violée lors des soldes exceptionnels qui ont eu lieu chez Virgin Megastore.
A propos de certains des clients qui ont profité de l’aubaine, un billet du bloggeur Antoine Michel, repris par Rue89, titrait sans détour : « Soldes à Virgin : « Vous vous êtes comportés comme des pourritures » ». On pourra s’y référer, ainsi qu’aux articles déjà cités, pour avoir une idée des faits. On pourra également visionner une vidéo sur la page de Rue89. Citons simplement ces propos reproduits dans un autre article du Parisien : « « Mon frère faisait la queue depuis 7 heures. Il avait le nez collé sur la vitrine. Je l’ai rejoint vers 9 heures. Il y avait déjà plus d’une centaine de personnes sur place. Les portes du magasin ont ouvert avec trois quarts d’heure de retard. C’était la folie. Ça poussait de tous les côtés. Les plus pressés montaient les marches quatre à quatre pour aller dans les rayons hi-fi. Mais il y avait peu d’articles. Du coup, certains clients arrachaient de leur socle les appareils photos ou les tablettes en exposition. Les alarmes retentissaient de toute part. »
À la lecture du compte rendu des événements, un fait particulier attire l’attention. Il concerne le comportement inhabituel de certains clients lors des passages en caisse. Dans la très grande majorité des cas, lorsque les clients arrivent en caisse, ils ont terminé leurs achats. Il est rare qu’à ce stade les clients fassent un choix relatif à un produit puisque les choix de produits ont été faits lors de la circulation au sein du magasin, parfois sur la base d’une liste de courses. Seules quelques exceptions peuvent survenir lors du passage en caisse, mais elles concernent presque toujours une information nouvelle relative à l’un des produits sélectionnés, par exemple la découverte que le prix constaté n’est pas celui qui était anticipé ou que le produit est défectueux (je fais abstraction des produits qui figurent sur les présentoirs proches de la caisse, que le client peut choisir d’acheter au tout dernier moment). En bref, le stade « passage en caisse » n’est en aucun cas propice au choix de produits.
Or, les soldes exceptionnels chez Virgin Megastore ont donné lieu à une violation de cette norme. Comme le souligne Antoine Michel à propos des événements de Virgin Megastore : « Ceux qui sont arrivés trop tard (…) prennent alors TOUT ce qui passe à hauteur de panier. TOUT : peluches, DVD au hasard, magnets, écouteurs, jeux de société, cartouches d’imprimantes. Ils n’ont pas le temps de choisir, sinon d’autres leur voleront leur butin. Alors ils prennent, ils prennent, se gavent sans peur de vomir. Ils prennent pour empêcher d’autres de prendre. La plupart sont au portable : « Mais tu veux lesquels ? Dis-moi vite, il n’y a presque plus rien ! “Twilight” ? “Iron Man” ? “Transformers” ? En Blu-ray ou DVD ? Bon, je prends tout, et rappelle-moi dans dix minutes ! De toute façon, on s’en fout, c’est à moins 50% ! » Et pourtant – forcément – ils vomissent, quand le coup de sang est passé. Où ? Aux caisses. C’est réellement là qu’ils font leurs emplettes, leurs « bonnes affaires » : alors ça oui, je prends, ça non, ça oui, ça non… Ils reposent alors ce qui, en fait, ne les intéresse finalement pas. » C’est en particulier le cas des livres, qui ne font l’objet d’aucune réduction. Car « même aux livres, rare rayon sur lequel les soldes n’ont pas lieu (loi oblige), les gens remplissent des paniers en prenant – là encore – tout ce qui leur passe sous la main. Lorsque les employés leur précisent que les livres ne bénéficient pas de réductions – « Non, mais vous auriez pas pu le dire ? » – ils reposent tout tel quel, n’importe où, avant de partir bon train vers des rayons plus juteux. »
Ainsi, dans le contexte particulier de ces soldes exceptionnels, la norme « Choix puis passage en caisse » (ou : « Tout client faisant ses achats dans un magasin doit sélectionner les produits qu’il souhaite acheter avant de passer en caisse pour régler la facture ») a été, dans un certain nombre de cas, remplacée par la norme : « Choix lors du passage en caisse » (dans « Razzia au Virgin des Champs-Elysées », Le Parisien souligne un autre comportement, intermédiaire entre le choix en rayon et le choix en caisse : « Assis dans les escaliers, certains [clients] faisaient leurs comptes et leur choix final »).
Les clients qui ont adopté la norme « Choix lors du passage en caisse » ont en définitive fait preuve de rationalité dans le contexte en question – c’est-à-dire dans un contexte marqué (i) par la rareté des produits disposés sur les étalages, (ii) la forte concentration de clients en un temps très court, (iii) la relative priorité donnée à la recherche de bonnes affaires au détriment de la recherche d’un produit en particulier, et (iv), bien sûr, la définition même de l’événement qui avait été proposée par Virgin Megastore (le slogan étant : « Dès le 13 mais 2013, soldes à partir de -50% sur tout le magasin. Grâce à votre carte de fidélité, -20% supplémentaires » ). Un corollaire était l’absence de recherche de conseils auprès des vendeurs du magasin alors qu’en règle générale la possibilité de demander un avis est un trait du contexte.
La forte dépendance de la norme « Choix lors du passage en caisse » par rapport au contexte implique sans doute qu’elle a peu de chance de concurrencer la norme dominante « Choix puis passage en caisse » dans les contextes ordinaires. Il y a à cela une raison liée à la coopération entre les clients et le personnel d’un magasin. En effet, la norme « Choix puis passage en caisse » tend à favoriser la coopération, notamment à travers les demandes d’information ou les recherches de conseil auprès des vendeurs lors de l’étape du choix. En revanche, la norme « Choix lors du passage en caisse » est défavorable à la coopération. Il est difficile d’imaginer que des clients cherchent un conseil substantiel sur un produit alors qu’ils se trouvent à la caisse et sont suivis par d’autres clients impatients.
On peut toutefois se demander à quelle condition la substitution pourrait se produire, c’est-à-dire à quelle condition la norme « Choix lors du passage en caisse » pourrait devenir dominante, même dans les contextes ordinaires. Dans un article publié en 1986, le spécialiste des sciences politiques et théoricien de la coopération Robert Axelrod s’est interrogé sur les conditions d’émergence des normes. Son approche évolutionniste s’est fondée sur des simulations informatiques mettant en scène des joueurs fictifs, des stratégies (« audace » et « vengeance ») et des gains associés à différentes configurations (1). Il ne s’agit pas de développer ici les principes et les résultats de ces simulations, mais de mentionner les « mécanismes permettant de soutenir une norme qui n’est que partiellement répandue », comme le dit Axelrod.
Celui-ci distingue huit mécanismes : les méta-normes (en l’occurrence, une méta-norme au sens d’Axelrod consiste à exiger que ceux qui violent une norme soient sanctionnés) ; la domination d’un groupe sur un autre, le groupe dominant étant en position d’imposer la norme que ses membres préfèrent ; l’internalisation des normes (plus une norme est internalisée par un sujet, plus sa violation est coûteuse, notamment d’un point de vue psychologique) ; la dissuasion (il peut être très coûteux à court terme de sanctionner la violation d’une norme, mais cette sanction peut décourager de futures violations) ; la « preuve sociale », principe selon lequel nous jugeons un comportement d’autant plus approprié que nous pouvons observer qu’il est choisi par d’autres personnes, surtout dans le cas où nous ne savons pas quelle action entreprendre ; le désir d’appartenir à un groupe et les conséquences pratiques de cette affiliation ; la loi ; et la réputation qui, pour Axelrod, est « l’une des raisons, souvent dominante, de respecter une norme », car « la violer reviendrait à donner un signal sur le genre de personne que nous sommes » et sur la manière dont nous pourrions nous conduire dans le futur.
Quels sont, parmi ces mécanismes, ceux qui pourraient de façon crédible favoriser l’émergence de la norme « Choix lors du passage en caisse » ? Certains ne sont pas pertinents (par exemple la loi et l’appartenance à un groupe). D’autres paraissent aller à l’encontre de cette norme, en particulier la réputation. Il est en effet peu probable qu’un client triant à la caisse les produits de son panier ou de son caddy pour identifier ceux qu’il souhaite finalement acheter en tire une bonne réputation. Au contraire, le temps d’attente qu’il provoquerait aurait un effet négatif sur l’estime qu’il a de lui-même. Mais la preuve sociale pourrait favoriser la norme « Choix lors du passage en caisse » s’il apparaissait clairement, aux yeux des clients, que la plupart des autres clients font un choix parmi les produits qu’ils ont emmenés avec eux à la caisse. En outre, si la méta-norme « Sanctionner ceux qui font un choix à la caisse » n’était pas respectée par le personnel du magasin (si le personnel laissait faire, préférant ne pas faire de remontrances à ces clients), qu’aucune sanction dissuasive n’était prononcée (dans le cas des soldes de Virgin Megastore, la « dissuasion » était très coûteuse), et qu’un groupe dominait l’autre (numériquement, les clients du magasin avaient l’avantage sur le personnel), alors la norme « Choix lors du passage en caisse » pourrait être favorisée. Peut-être est-ce en raison de ces quatre mécanismes qu’elle a émergé lors des soldes de Virgin Megastore.
Alain Anquetil
(1) R. Axelrod « An evolutionary approach to norms», The American Political Science Review, 80(4),1986, p. 1095-1111.