Le gouvernement intervient en ce moment dans les négociations commerciales qui impliquent les agriculteurs, les distributeurs et les industriels de l’alimentaire (1). Le titre d’un récent article du Figaro : « Les agriculteurs sont à bout », est une description légitime de l’urgence de la situation. La crise agricole, particulièrement aiguë dans l’élevage, n’est pas seulement économique et sociale : elle touche aussi les agriculteurs en tant que personnes (2). Depuis la fin des années 2000, le taux élevé de suicides au sein de cette profession est devenu emblématique de la souffrance que beaucoup éprouvent à cause des conditions d’exercice de leur activité. Selon le site de la Mutuelle Sociale Agricole (MSA), le suicide est la troisième cause de décès chez les agriculteurs exploitants après le cancer et les maladies cardio-vasculaires (3). On considère que l’explication de ce fait ne réside pas dans une cause unique, mais doit être rapportée à une multitude de facteurs (4). Tout en rappelant que chaque situation est particulière, des facteurs structurels sont avancés, notamment l’environnement économique, qui est à la fois défavorable et incertain, spécialement pour les producteurs de viande et de lait, et l’isolement des exploitants qui peut, semble-t-il, être relié à la manière dont est considérée la profession (5) ainsi qu’à un certain déclin de l’entraide entre confrères, même si celle-ci demeure une caractéristique du métier (6). Mais les propos des agriculteurs eux-mêmes font référence à l’idée selon laquelle le monde dans lequel ils vivent est devenu injuste, violant ainsi la croyance, que chacun aurait tendance à former, selon laquelle l’ordre du monde serait intrinsèquement juste. Le présent billet traite du rapport entre la situation de détresse de nombreux agriculteurs avec cette supposée croyance en la justice du monde (belief in a just world), qui a été conceptualisée et popularisée par le psychologue social américain Melvin Lerner. Il est important de commencer par des propos d’agriculteurs. Un ancien président de la MSA d’Auvergne déclarait que les agriculteurs « sont des gens courageux, qui ne comptent pas leurs heures, qui ne prennent jamais de vacances, qui ont parfois dû s’endetter et qui sont contraints de travailler à perte. On ne leur laisse aucune échappatoire. » Un ancien maraîcher contraint à la liquidation utilise une formule frappante : « On est parti de rien. Et on est arrivé à rien. » (7) Le rapport « Mission Contrôles en agriculture » du 20 mai 2015, remis au Premier Ministre en juin 2015, souligne de son côté la position d’infériorité ressentie par les agriculteurs vis-à-vis à la fois des réglementations auxquelles ils sont soumis et des contrôles dont ils sont l’objet :
« Les agriculteurs ont de plus en plus de difficulté à maîtriser l’ensemble des réglementations. Au moment d’un contrôle, l’agriculteur se sent ainsi structurellement en position d’infériorité vis à vis d’un contrôleur qui, lui, est spécialisé. La réglementation est perçue comme « changeant sans arrêt », ce qui, sans être une caractéristique générale, n’est pas faux dans certains domaines. L’agriculteur, même normalement informé, redoute, malgré toute l’attention qu’il peut porter au sujet, d’être pris en défaut, car il craint que sa connaissance du sujet en contrôle ne soit pas bien à jour. » (8)
Plusieurs témoignages sur la perception du monde dans lequel prend place l’activité des agriculteurs figurent dans l’émission de radio intitulée « Les paysans se meurent » (le Magazine de la rédaction de France Culture diffusé le 1er novembre 2013). On y entend des paroles d’exploitants, par exemple : « On s’épuise au travail et on n’est pas rémunéré comme on devrait l’être », « Quand on voit le volume de richesse qu’on produit… On a rendu les gens malheureux avec ça. Ce n’est pas possible de rendre les gens malheureux avec ça », « Il y a des logiques qui nous échappent, on n’a plus d’autonomie de décision ». Parmi les facteurs psychosociaux mis en avant se trouvent le regard « très dur » des voisins d’un agriculteur qui connaît des difficultés, le « sentiment d’échec » qu’il éprouve et le fait qu’il tend à s’attribuer à lui-même la responsabilité de ce qui lui arrive (« C’est très douloureux quand on est licencié, si la boîte ferme… mais ce n’est pas de notre faute si on est licencié : on peut reporter la difficulté sur quelqu’un d’autre. Quand on est sur sa ferme, on peut reporter la difficulté sur soi »). Dominique Jacques-Jouvenot, une sociologue invitée pour l’émission, évoque la fragilité de l’identité professionnelle qui dépend, en partie, d’un « décalage » entre les raisons pour lesquelles une personne devient agriculteur et la réalité : « Il y a de plus en plus de paperasses, de contrôles (…) et on voit là une identité professionnelle qui est mise en question ». Le décalage entre les tâches de production et les tâches de bureau qui sont exigées est aussi un décalage de compétences. Dans un article publié en 2004, Rémi Mer insistait sur ce décalage :
« Les agriculteurs manifestent de plus en plus leur exaspération devant les exigences de l’administration, la pression réglementaire, et les contraintes d’enregistrement et de déclaration qui leur sont liées. La nature du métier et les taches qui le constituent tendent à l’assimiler à des métiers longtemps présentés au sein du milieu comme repoussoirs, parasites, improductifs… Bref, la gangrène administrative pénètre le métier, le « dénature », au point de l’assimiler à une « fonctionnarisation ». Combien d’agriculteurs déclarent ouvertement : « je ne me suis pas installé pour cela ! » » (9)
Ces appréciations suggèrent que les exploitants perçoivent que leur environnement est devenu intrinsèquement menaçant. Au début de son article, Rémi Mer parle même d’une « pression sociale légitime [s’exerçant sur les agriculteurs], mais perçue comme injuste, voire injustifiée ». Vivre dans un monde que l’on croit menaçant et injuste, au surplus sans qu’il y ait de moyen d’y échapper (l’absence d’ « échappatoire » signalée plus haut), évoque un concept élaboré dans la psychologie sociale dans les années 1960 : la « croyance en la justice du monde ». Selon Lerner (qui en est à l’origine) et d’autres psychologues sociaux, cette croyance a pour contenu l’idée que le monde fonctionne comme un ordre juste, c’est-à-dire un ordre dans lequel règne le mérite, où « les mauvaises choses n’arrivent pas aux bonnes personnes », et où l’injustice, dont chacun fait nécessairement l’expérience, sera, au bout du compte, compensée (10). Cette croyance a des effets sur l’évaluation des situations. Comme le remarque Jean-Pierre Deconchy, elle n’a pas pour contenu « que l’on peut rendre le monde juste, pour peu que l’on en prenne les moyens », pas plus qu’elle ne renvoie à « l’idée qu’il existe, au-delà du monde des interactions empiriquement et scientifiquement repérables, un autre monde qui, lui, serait juste » (11). Elle se traduit, indique Deconchy, « par une sorte de certitude non critiquée que, en fin de compte et tout bien pesé, les gens obtiennent ce qu’ils méritent et qu’ils méritent ce qui leur arrive (People get what they deserve) ». Cette croyance remplit une fonction : nous permettre de vivre dans le monde, de donner un sens aux événements qui s’y produisent. Cette croyance a des effets pratiques qui ont été étudiés par Lerner et des psychologues sociaux, l’objectif étant, selon Deconchy, « une meilleure compréhension de ce [que les gens] font quand ils découvrent qu’ils ne vivent pas dans un ‘jardin de roses’ ». Ce qu’ils font, c’est de juger qu’une personne qui subit une injustice l’a mérité (12) et que « les gens ne peuvent pas ne pas mériter ce qui leur arrive d’heureux » (13). Dans la mesure où ils croient que la vertu finira par l’emporter (ce que Lerner rapporte à la culture occidentale et à ses mythes populaires), « les gens sont prêts à consentir des coûts considérables […] afin de maintenir leurs prétentions à la vertu et de conserver pour eux-mêmes l’image d’un héros admirable » (10). Mais qu’arrive-t-il lorsque la croyance en la justice du monde est mise en question ? Lorsque le monde est perçu non pas comme un ordre juste mais comme un monde dans lequel « on part de rien et on n’arrive à rien » ? Cheryl Kaiser, Brooke Vick et Brenda Major ont étudié cette question aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 (14). Lorsqu’ils ont découvert que le monde n’était pas intrinsèquement juste, « ils ont fait l’expérience, à un degré élevé, de la peur, du stress, de l’anxiété et de la vulnérabilité ». 63% des Américains affirmaient être dans ce cas après les attentats. Certes, différentes études ont montré qu’une forte croyance en la justice du monde avait un effet protecteur, qu’elle donnait confiance en la possibilité de surmonter une épreuve (10). Mais certaines situations peuvent être telles que les manières dont disposent les personnes concernées pour rendre compatibles les événements injustes avec leur croyance en la justice du monde – par exemple réduire l’importance de l’injustice, éviter d’y penser ou pardonner (15) – font défaut, surtout si ce qui est injuste n’est pas un événement, mais une situation pérenne, stable et « sans échappatoire ». Et c’est peut-être la situation dont certains agriculteurs font hélas ! l’expérience. Alain Anquetil (1) Voir les articles suivants, publiés depuis le début février 2016 : « Éleveurs : les raisons de la colère et de la crise » ; « Crise agricole : les trois leviers de Manuel Valls » ; « Crise agricole : Valls charge Bruxelles plus que les distributeurs » ; « L’ahurissante réunion de Matignon sur la crise agricole ». (2) Sans doute ne devrait-on pas parler de « crise », plutôt de « nouvelle situation économique et sociale ». Car la crise est temporaire, elle est une « manifestation brusque et intense, de durée limitée (d’un état ou d’un comportement), pouvant entraîner des conséquences néfastes » (CNRTL), alors que la situation que vivent certains agriculteurs a une dimension permanente. (3) On consultera l’étude statistique menée par l’Institut de veille sanitaire (InVS) : « Suicide et activité professionnelle en France », publiée en 2010 dans la Revue d’épidémiologie et de santé publique ; le Programme national d’actions contre le suicide (2011-2014) ; le Plan national de la Mutuelle Sociale Agricole (MSA) d’actions contre le suicide ; le rapport de l’Institut de Veille Sanitaire du 10 octobre 2013 : « Surveillance de la mortalité par suicide des agriculteurs exploitants. Premiers résultats » (par C. Bossard, G. Santin et I. Guseva Canu, Saint-Maurice : Institut de veille sanitaire) ; le bilan de la prévention du suicide publié par la MSA pour 2015. La MSA a mis en place en 2014 un service particulier, « AGRI ECOUTE », qui est accessible 24h/24 et 7j/7 et « permet de dialoguer anonymement avec des écoutants formés aux situations de souffrance ou de détresse » . (4) Voir cet article du Monde de 2011 : « Chez les agriculteurs, le taux de suicide est trois fois plus élevé que chez les cadres » : « Aux difficultés économiques et financières et à l’absence de perspectives du secteur, semblent s’ajouter d’autres facteurs, comme l’isolement, le célibat. « La conduite suicidaire est un processus complexe et multifactoriel. Il est très difficile aujourd’hui de faire la part des choses entre les facteurs professionnels et personnels, qui sont dans ce mode d’exercice particulièrement mêlés », remarque Christophe David, médecin du travail en charge des risques psychosociaux à la Caisse centrale de la MSA. » La MSA précise sur son site la nature des situations pouvant « entraîner un mal-être qu’il est important de ne pas minimiser : un décès dans l’entourage, des difficultés financières, une menace sur son activité professionnelle, une rupture amoureuse, une crise dans le couple, une période de solitude ou d’isolement, des violences (maltraitance, harcèlement moral…) ». (5) Un éleveur déclarait il y a quatre ans : « Il y a deux suicides par jour d’agriculteurs, il y en avait moins chez France Telecom, on en a fait tout un ramdam, ce qui est très bien pour France Telecom, mais on s’en fout des nôtres » (« Chez les agriculteurs, le taux de suicide est trois fois plus élevé que chez les cadres », Le Monde, 2011). (6) Dans l’article du Monde de 2011, un ancien éleveur de veaux note qu’« il y a toujours eu beaucoup d’entraide dans le milieu, mais [qu’]aujourd’hui les exploitants sont de plus en plus isolés ». Par ailleurs, dans « Les paysans se meurent », le magazine de la rédaction de France Culture du 1er novembre 2013, un agriculteur déclarait à propos d’un confère en difficulté que des voisins attendaient qu’il parte pour récupérer leurs terres. (7) Les deux citations sont issues de l’article « Chez les agriculteurs, le taux de suicide est trois fois plus élevé que chez les cadres » (Le Monde, 2011). (8) Dit « rapport Massat ». Les auteurs sont Jean-Paul Bastian, Frédérique Massat et Simone Saillant (cf. le site du gouvernement). (9) R. Mer, « Agriculteurs, paysans & co : crises d’identité et identité de crises », Quaderni, 56, 2004/2005, p. 101-113. (10) Lerner M. J., « What does the belief in a just world protect us from: The dread of death or the fear of undeserved suffering? », Psychological Inquiry, 8(1), 1997, p. 29-32. (11) J.-P. Deconchy, « Review: Analyse du comportement et inférence d’un système de croyances : Les travaux de Melvin J. Lerner », Archives de sciences sociales des religions, 53(1),1982, p.145-163. (12) Selon un sophisme d’affirmation du conséquent du type : Si on agit mal, on subira un tort ; X subit un tort (perçu comme une injustice) ; alors X a mal agi (et a mérité le tort qu’il subit). (13) Lerner M. J., « Evaluation of performance as a function of performer’s reward and attractiveness », Journal of Personality and Social Psychology, 1(4), 1965, p. 355-360, cité et traduit par Deconchy. (14) C. R. Kaiser, S. B. Vick et B. Major, « Prospective investigation of the relationship between just-world beliefs and the desire for revenge after September 11, 2001 », Psychological Science, 15(7), 2004, p. 503-506. (15) C. Dalbert, « Belief in a just world », in M. R. Leary & R. H. Hoyle (éd.), Handbook of Individual Differences in Social Behavior (p. 306-315), New York, Guilford Publications, 2009.