« L’argent est d’abord une question politique », affirme Olivier Pascal-Moussellard dans un récent article de Télérama (1). Il y envisage l’invention d’un nouveau contrat social qui traiterait de la question de l’argent en répondant par exemple à cette question sur les rémunérations : « le marché doit-il vraiment être seul maître des écarts de salaires ? » Il est intéressant d’examiner la manière dont ce nouveau contrat social (ou n’importe quel autre contrat social) pourrait s’articuler avec une célèbre théorie contractualiste proposée dans l’éthique des affaires : la « théorie des contrats sociaux intégrés » de Donaldson et Dunfee.
Le contrat social sur lequel porte l’article de Télérama concerne le partage équitable de la richesse produite au sein d’une nation (en l’occurrence la France), plus spécifiquement la « charge de la dette sociale », c’est-à-dire « ce que l’on se doit les uns les autres pour faire société ». Le contrat social actuel serait fondé sur une « économie de la dette », selon l’expression de Maurizio Lazzarato (2). Conclu sans la participation active des citoyens, un tel contrat stipule que l’endettement individuel se substitue à des transferts d’argent issus de politiques publiques. Car cet endettement individuel porte sur des domaines d’intervention de la puissance publique comme l’éducation, la formation professionnelle ou le logement. Et dans la mesure où il s’agit d’un endettement auquel beaucoup de citoyens sont contraints, il a des conséquences non seulement sur leurs libertés, mais aussi sur la manière dont ils conçoivent leur propre existence. Lazzarato affirme ainsi que « le pouvoir de la dette ne s’exerce ni par répression, ni par idéologie, il renvoie directement à une discipline de vie ». C’est ce constat qui est à l’origine de la proposition d’un « nouveau contrat social ».
Ces considérations ont un écho dans le champ de l’éthique des affaires. Thomas Donaldson et Thomas Dunfee, en particulier, y ont proposé une « théorie des contrats sociaux intégrés » (TCSI) à deux étages. Ils envisagent en effet deux types de contrats : de multiples contrats microsociaux qui existent réellement et gouvernent les rapports des agents au sein de communautés économiques (3) ; et un contrat macrosocial, théorique, comprenant les principes généraux auxquels les contrats microsociaux devraient se conformer.
Le contrat macrosocial affirme que les membres de chacune de ces communautés économiques sont libres de définir les normes morales gouvernant leurs interactions dès lors que ces normes prévoient un consentement éclairé et la possibilité d’un retrait en cas de désaccord, et dès lors qu’elles sont justifiées par des principes moraux ou politiques de niveau supérieur, ou « hypernormes ». C’est précisément au niveau des hypernormes que le lien entre les débats autour d’un nouveau contrat social et la TCSI de Donaldson et Dunfee peut être établi.
Ces auteurs distinguent trois types d’hypernormes : les hypernormes substantielles, qui comprennent des principes moraux universellement acceptés ou faisant l’objet d’un large consensus ; les hypernormes procédurales, qui décrivent les modalités d’un consentement authentique des agents aux pratiques d’une communauté économique ; et les hypernormes structurelles qui sont des principes essentiels au fonctionnement des institutions et des structures sociales (4).
Comment le nouveau contrat social évoqué par Olivier Pascal-Moussellard dans l’article de Télérama serait-il pris en compte dans la TCSI ? À travers les hypernormes structurelles. Donaldson et Dunfee donnent plusieurs exemples de cette catégorie d’hypernormes, notamment le respect des droits de propriété (droit d’usage et droits de transferts inclus) et le droit à une justice équitable. Mais toutes les hypernormes structurelles ont pour objectif de promouvoir deux biens fondamentaux : la justice sociale et le bien-être économique. Donaldson et Dunfee affirment que ces biens « sont désirés par n’importe quelle personne rationnelle », qu’ils ont trait par exemple à « la santé, l’éducation, le logement, l’alimentation, l’habillement et la justice sociale » et qu’ils supposent l’existence d’un certain nombre d’institutions sociales. Une hypernorme, l’hypernorme « d’efficience sociale », a typiquement pour objet de réaliser ces biens. Elle recouvre « le besoin de rechercher des solutions collectives à des problèmes sociaux tels que celui, inacceptable, de la pauvreté ou (dans les pays riches) celui de la santé ».
En résumé, toute norme d’une communauté économique doit, pour être légitime, être compatible avec des hypernormes, en particulier avec l’hypernorme « d’efficience sociale ». On voit que la théorie des contrats sociaux intégrés de Donaldson et Dunfee n’est pas déconnectée des réflexions sur un « nouveau contrat social ». Et que, à l’instar d’autres théories de l’éthique des affaires, elle est de nature politique.
Alain Anquetil
(1) O. Pascal-Moussellard, « Pour un nouveau contrat social », Télérama, 3249, 18 avril 2012, p. 36-41.
(2) M. Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, éd. Amsterdam, 2011. Les citations de Lazzarato sont celles qui sont reproduites dans l’article de Télérama.
(3) Donaldson et Dunfee précisent que, « par le mot communauté, on entend un groupe de personnes s’étant défini lui-même comme tel, qui est bien circonscrit, qui interagit dans le contexte de missions, de valeurs ou de buts communs et qui est capable d’établir des normes de comportement éthique destinées à ses membres ». Dans la pratique, les communautés économiques peuvent désigner des « firmes, des divisions au sein des firmes, des sous-groupes informels au sein des divisions, des organisations économiques nationales, des organisations économiques internationales, des associations professionnelles, des secteurs économiques ». Cf. T. Donaldson et T.W. Dunfee, « Toward a unified conception of business ethics : integrative social contracts theory », Academy of Management Review, 19(2), 1994, p. 252-284, tr. fr. C. Laugier, « Vers une conception unifiée de l’éthique des affaires : la théorie des contrats sociaux intégrés », in Anquetil A. (dir.) (2011), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, « Textes Clés », 2011.
(4) T. Donaldson et T.W. Dunfee, Ties that bind : A social contracts approach to business ethics, Harvard Business School Press, 1999.