Dans notre article du 9 septembre 2019, nous discutions des caractéristiques d’un observateur idéal. Le rôle de cet être imaginaire est de nous conseiller sur ce qui constitue, selon une perspective morale, la bonne manière d’agir dans une situation donnée. Encore faut-il que nous en appelions à lui. Mais c’est un fait d’expérience que, lorsque nous nous trouvons dans une situation moralement difficile, il est fréquent que nous recherchions le conseil d’autrui.
L’une des spécificités de l’observateur idéal est qu’on peut le solliciter par l’imagination. Et si ses conseils peuvent avoir la valeur d’oracles, c’est parce qu’il est doté de qualités telles que la connaissance des faits pertinents dans la situation en question, la capacité à bien raisonner en fonction de ces faits, et, bien sûr, l’impartialité. C’est pourquoi nous pouvons croire avec une relative confiance que « les jugements moraux [appropriés] sont simplement les jugements que ferait un observateur idéal » (1).
Des entités proches de l’observateur idéal ont été discutées dans la littérature philosophique et dans les sciences sociales : le spectateur judicieux de David Hume ; le spectateur impartial d’Adam Smith (qui fait l’objet de développements bien plus approfondis que le spectateur de Hume) ; l’Autrui généralisé de George Herbert Mead ; et le Surmoi de Sigmund Freud.
Lorsque ces entités sont censées représenter la société, c’est-à-dire, sur le plan de l’action individuelle, ce qu’il convient de faire dans un cadre social donné, elles peuvent jouir d’une certaine plausibilité ou d’un certain réalisme. Mais lorsqu’il s’agit de savoir ce qu’il est moralement approprié de faire, et non ce qu’il est convenable d’accomplir d’un point de vue social, la plausibilité de l’entité en question devient incertaine. Car ses oracles ne sont plus émis à partir d’un lieu facile à concevoir, par exemple la société, mais d’un autre lieu, celui où résideraient les vérités morales.
Il reste un autre lieu possible où l’observateur idéal pourrait séjourner : la personne elle-même, celle qui est à la recherche d’un conseil moral. Cette remarque (plausible) nous conduit à des questions méta-éthiques familières aux philosophes moraux. Elles ont trait aux conceptions objectivistes et subjectivistes relatives aux jugements moraux. Considérer l’observateur idéal comme une extension, une projection ou une idéalisation de celui qui fait appel à lui, semble être typique du subjectivisme compris en un sens général : « tendance philosophique qui consiste à ramener tout jugement de valeur ou de réalité à des actes ou des états de conscience individuels » (2).
Cependant, si l’observateur idéal est une extension, une projection ou une idéalisation d’une personne, une question antérieure au débat subjectivisme – objectivisme se pose : celle de la circularité.
Roderick Firth, défenseur d’une théorie de l’observateur idéal, et que nous avons cité dans le précédent article, utilise le mot à plusieurs reprises (3). Il suffit, dit-il, d’affirmer, sans le dire explicitement, que l’observateur idéal met en œuvre une norme de jugement moral approprié pour tomber dans le piège de la circularité. Firth précise ici la nature d’une définition circulaire :
« [Il s’agit de] celle qui définit l’objet par une classe d’objets contenant l’objet à définir – [par exemple définir la lumière] comme mouvement luminaire de rayons composés de corps lumineux ». (4)
Dans le cas de l’observateur idéal, la circularité (ou le cercle vicieux dans lequel il se trouve) est la suivante :
« L’observateur ‘idéal’ est idéal parce qu’il fait toujours des jugements appropriés, ceux-ci étant définis comme étant précisément ceux que ferait l’observateur idéal ». (1)
Une définition spécifique d’un observateur idéal pourrait-elle éviter cette circularité ?
Considérons les trois possibilités suivantes, qui visent à définir un tel personnage avec une plausibilité minimale :
– soit nous le dotons de nos préférences éthiques personnelles en plus de caractéristiques rationnelles, mais nous en faisons alors le représentant de nos conceptions morales qui, cela va de soi, peuvent ne pas être partagées par tout le monde (c’est le cas que nous venons d’envisager) ;
– soit nous en faisons le représentant de tous, ou de la société en général ; mais, dans ce cas, l’observateur idéal est censé connaître l’ensemble des préférences des personnes concernées, parmi lesquelles se trouvent leurs visions du monde et leurs idéaux éthiques ; à supposer que cela soit possible, l’observateur idéal devrait, pour aboutir à un jugement moral, faire un calcul utilitariste fondé sur les préférences de tous, en traitant chacun de façon égale, puisqu’il est (par définition) impartial ;
– soit nous en faisons un être purement rationnel, dont les procédures de décisions sont logiquement incontestables.
Les deuxième et troisième possibilités semblent éviter l’objection de circularité. Mais est-ce le cas ?
La deuxième ne réduit-elle pas la société à un être unique incarnant les préférences de tous, et ne définit-elle pas l’observateur idéal comme le représentant unique de ceux qui composent la société ?
Quant à la troisième, si la référence à un être purement rationnel semble un gage de non-circularité (à condition d’être d’accord sur une définition de la rationalité), elle se heurte à une difficulté de taille. S’il était un être purement rationnel, pourquoi l’observateur idéal s’intéresserait-il à des questions éthiques ? Car, comme le dit Bernard Williams à propos de l’impartialité, que nous pouvons lire dans ce qui suit comme résumant la rationalité, « si l’observateur ne reçoit nulle autre motivation en plus de son impartialité, il n’y a pas de raison qu’il effectue un choix quelconque » (5). Ainsi, en perdant la circularité, on perd la proximité de l’observateur impartial et, en quelque sorte, son engagement à l’égard de quiconque. Ce qui ressemble fort à une aporie.
Alain Anquetil
(1) T. Jollimore, « Impartiality », in E. N. Zalta (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2018.
(2) A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 18ème édition, Paris, PUF, 1996.
(3) R. Firth, « Ethical absolutism and the Ideal Observer », Philosophy and Phenomenological Research, 12(3), 1952, p. 317-345.
(4) C. Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard / Editions du Temps, 2004.
(5) B. Williams, Ethics and the Limits of Philosophy, Harvard University Press, 1985, tr. M.-A. Lescourret, L’éthique et les limites de la philosophie, Paris, PUF, 1990.
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