L’« implicite » était le thème du dernier billet. Le mot avait été utilisé dans un contexte cinématographique, mais en réalité son usage est très fréquent. Il faut dire qu’il signale souvent la révélation de choses cachées et qu’une telle fonction s’accorde à de multiples contextes. S’il est modérément évoqué en éthique des affaires en tant que concept de premier plan, il l’a été, de façon remarquable, dans le champ de la responsabilité sociétale de l’entreprise, où un travail de recherche publié en 2008 comparait deux sortes de RSE : l’implicite et l’explicite. Mais quel sens ses auteurs donnaient-ils à ces mots ?
Il y a quelque chose de commode et de pratique dans le concept d’implicite. L’une de ses vertus les plus notables est de faire ressortir, de débusquer les hypothèses qui se cachent derrière un discours ou une assertion. Souvent, dans les arguments scientifiques ou philosophiques, on trouve des formules du genre : « Derrière la thèse de cet auteur se cache une hypothèse implicite », que l’on confond souvent avec un « présupposé ». Parfois, l’hypothèse implicite révèle une connexion entre des concepts a priori incompatibles, comme dans cette phrase de Robert Solomon : « Le concept apparemment important de compétition suppose, sans toutefois la remplacer, l’hypothèse implicite de l’intérêt mutuel et de la coopération » (1).
Un présupposé est une condition nécessaire de ce que l’on affirme, c’est-à-dire une condition telle que, si celle-ci ne devait plus compter comme condition nécessaire, notre argument s’effondrerait. Il arrive d’ailleurs que la révélation d’une hypothèse implicite (un présupposé que le chercheur, par exemple, a omis de signaler dans son exposé ou a même ignoré, considérant « implicitement » qu’il allait de soi, ou ne considérant rien du tout) soit de nature critique, l’objectif de la révélation étant de saper l’édifice théorique en question.
Il arrive aussi que l’implicite serve simplement à décrire la réalité. Point d’intention critique cette fois derrière son usage, plutôt un moyen d’établir une distinction éclairante pour l’observateur. La distinction en question n’est pas de l’ordre de la taxonomie, du classement d’un objet dans des catégories, l’une explicite, l’autre implicite. D’ailleurs, de telles catégories sont-elles concevables ? Quel sens aurait la distinction entre un « corbeau explicite » et un « corbeau implicite » ? On comprend qu’il y ait une distinction, d’ailleurs délicate, entre un corbeau et une corneille noire, mais les cases dans lesquelles on affecte les deux espèces d’oiseaux sont tout à fait explicites.
On répondra bien sûr, et avec raison, que la description, fondée sur des critères, des corbeaux et des corneilles noires ne laisse pas de place à l’implicite. Ce n’est pas le cas avec certains objets sociaux, par exemple la « responsabilité sociétale de l’entreprise ».
Dans un article consacré à ce concept, Dirk Matten et Jeremy Moon ont proposé d’utiliser la distinction implicite / explicite pour analyser la manière dont les firmes européennes et les firmes américaines décrivent leurs engagements en la matière (2). Ainsi, la RSE implicite, qui est propre aux entreprises européennes, « se réfère au rôle des entreprises au sein d’un système élargi d’institutions formelles et informelles en vue de satisfaire les intérêts de la société ». En Europe, les actions et activités des firmes doivent être comprises comme partie intégrante d’un ensemble de valeurs et de normes dont la définition est établie en dehors, au sein de l’ordre collectif auquel elles appartiennent. Comme le disent les auteurs, ce sont ici les normes et les règles relatives à la RSE qui sont explicites, et non la manière dont elles sont mises en œuvre par les firmes. La RSE que pratiquent ces firmes est une forme de « réaction à leur environnement institutionnel », elle est « un reflet de cet environnement ». Enfin, ce qui motive les firmes européennes à investir dans la RSE (au-delà du respect des obligations légales), c’est la recherche du consensus au sein de la société.
Le modèle américain de la RSE est, lui, explicite. Les firmes ont l’initiative des politiques de responsabilité sociétale qu’elles estiment utiles à la société. Leurs actions dans ce champ sont volontaires, même si elles dépendent des attentes des parties prenantes – mais elles sont motivées par ces attentes, que les firmes s’efforcent d’identifier. Si la RSE explicite des firmes américaines est le reflet de quelque chose, c’est de la liberté économique que permet le système institutionnel (national business system) auquel elles appartiennent. Aux Etats-Unis, il s’agit d’un système de marché libéral, alors que le marché européen est de type « coordonné », selon l’expression de Matten et Moon. Ils ne manquent pas de souligner que les firmes européennes tendent à se rapprocher des firmes américaines dans la description de leurs politiques de RSE, mais cette évolution est précisément le signe d’un changement des systèmes institutionnels, politiques et économiques.
Ont-ils eu raison d’utiliser la paire implicite / explicite pour qualifier les deux branches de leur modèle ? Ce qui permet de répondre positivement, c’est le fait que les auteurs situent l’application des deux antonymes au niveau du langage, de la description. Car d’un point de vue substantiel, celui des pratiques effectives de RSE, la distinction n’aurait pas été pertinente (il existe des différences concrètes entre RSE américaine et RSE européenne, mais elles ne tombent pas sous la distinction implicite / explicite).
Se situer au niveau descriptif n’a rien d’inutile ni de modeste, même si la portée des travaux peut s’avérer essentiellement explicative, par exemple lorsqu’il s’agit d’identifier et d’analyser les fondements institutionnels de la RSE. L’emploi des termes est plus douteux lorsque Matten et Moon suggèrent qu’il y aurait un paradigme implicite et un paradigme explicite de la RSE – le second, qui a leur préférence, soulignant l’engagement des firmes envers la RSE, leur implication dans la sphère institutionnelle et leur participation à la définition des politiques publiques. Eux-mêmes n’emploient pas le terme « paradigme » (ils utilisent le mot « modèle » pour présenter leur thèse), mais il est clairement mentionné dans un récent article du Journal of Business Ethics à propos de la RSE implicite (3).
C’est d’autant plus ennuyeux que l’implicite s’applique de la même façon aux environnements institutionnels dans lesquels baignent les deux catégories d’entreprises considérées par Matten et Moon, car les systèmes économiques institutionnels, comme la culture et les mœurs d’un pays, influencent les politiques de RSE de façon implicite. Le mot a une bien trop grande extension pour qualifier à lui tout seul un « paradigme ».
Alain Anquetil
(1) R.C. Solomon, « Corporate roles, personal virtues: An Aristotelean approach to business ethics », Business Ethics Quarterly, 2(3), 1992, p. 317-339 ; tr. fr. C. Laugier, « Rôles professionnels, vertus personnelles : une approche aristotélicienne de l’éthique des affaires », in A. Anquetil (éd.), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, 2011.
(2) D. Matten et J. Moon, « “Implicit” and “explicit” CSR: A conceptual framework for a comparative understanding of corporate social responsibility », Academy of Management Review, 2008, 33(2), p. 404-424.
(3) S.G. Carson, Ø. Hagen et S. Prakash Sethi, « From implicit to explicit CSR in a Scandinavian context: The cases of HAG and Hydro », Journal of Business Ethics, 127, 2015, p. 17-31. Les auteurs s’inspirent bien sûr du modèle de Matten et Moon.