Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

Doit-on consoler une personne ayant commis un acte mauvais à condition qu’elle demande pardon ? Il ne suffirait pas, pour cette personne, d’éprouver du remords, ce « tourment moral causé par la conscience d’avoir mal agi » (1), car il demeure un sentiment intérieur. Adam Smith, que nous citions dans le précédent article, considérait que le remords du criminel (un homme ayant violé les lois les plus sacrées de la justice, selon ses termes) pouvait l’autoriser à « implorer un peu de protection » de la part de ceux-là mêmes qui l’avaient condamné pour son acte. Mais la protection n’est pas la consolation. Dans un cas de ce genre, la consolation exige davantage. Elle exige le repentir, c’est-à-dire, en un sens religieux, non seulement le « regret douloureux de ses péchés », qui correspond au remords, mais aussi « le désir de les réparer et de ne plus y retomber » (2). Elle demande un effort personnel consistant en un retournement, un changement profond, une conversion, qui conduit à établir un nouveau rapport avec les autres. Dans le présent article, nous discutons de l’hypothèse que la consolation puisse exiger le repentir ou la conversion.

Le remords de Judas Iscariote

Le sort du criminel imaginé par Adam Smith est plutôt favorable : il pourra, si son remords est sincère, obtenir une « protection ». Mais la conclusion aurait pu être plus pessimiste. Le Nouveau Testament en propose un exemple : celui de Judas Iscariote. On sait que la trahison de Judas conduira à la condamnation à mort de Jésus de Nazareth. Il livra Jésus aux autorités religieuses contre une somme d’argent. Mais l’évangile selon Saint Matthieu raconte que, le lendemain suivant l’arrestation de Jésus, il se présenta aux chefs des prêtres pour leur rendre cet argent. Voici le passage en question :

« Alors Judas, qui l’avait livré, voyant qu’il avait été condamné, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens : ‘J’ai péché, dit-il, en livrant un sang innocent.’ Mais ils dirent : ‘Que nous importe ? À toi de voir.’ » (Matthieu, 27, 3-4) (3)

En général, le mot « remords » est utilisé pour décrire l’état psychologique qui conduisit Judas à rendre l’argent aux prêtres (4). Parfois, c’est le verbe « repentir » qui est adopté (5). Mais les deux mots, quoiqu’ils soient considérés comme synonymes, ne recouvrent pas la même réalité psychologique. La question est d’importance, puisque nous cherchons, à travers l’exemple de Judas, à établir un lien conceptuel avec le concept de consolation. Cette question mérite un bref examen.

Remords et repentir

Le verbe grec utilisé dans le passage ci-dessus est metamélomai [littéralement changer de souci], qui signifie « changer d’avis ; regretter, avoir des remords », en particulier « avoir des regrets à propos de quelque chose, dans le sens où l'on souhaiterait pouvoir revenir en arrière » (6) – mais il est aussi traduit par « se repentir ». C’est plutôt le verbe metanoeó qui désigne l’action de se repentir – il signifie « changer d’avis ou d’esprit [sens littéral de meta-noeó], d’où se repentir, se convertir » (7). Matthieu l’emploie par exemple au début de son évangile. Il est prononcé par Jean-Baptiste, qui prêche au désert : « Repentez-vous, car le Royaume des Cieux est tout proche » (Matthieu, 3, 2) (8). La distinction entre remords et repentir – entre les verbes metamélomai et metanoeó – a été souvent commentée. Joseph Henry Thayer, par exemple, appréciait ainsi le rapport entre les deux termes :

« Les distinctions si souvent établies entre ces mots – à savoir, pour metamélomai, exprimer un simple changement émotionnel ou, pour metanoeó, dénoter un changement impliquant un choix ; faire référence à des faits particuliers de l’existence, ou faire référence à la vie entière ; exprimer seulement du regret, même s’il équivaut à du remords, ou signifier un renversement d’ordre moral, qui correspond à l’idée de repentance – ne semblent guère confirmées par l’usage. Mais […] metanoeó est un terme plus complet et plus noble, qui exprime mieux l’action et les questions morales sous-jacentes […]. » (9)

Cependant, les deux mots n’ont pas seulement une valeur différente. Dans leur lexique de la langue grecque du Nouveau Testament, Johannes Louw et Eugene Nida ne les classent pas dans la même catégorie. L’un (metamélomai) appartient aux attitudes et émotions, l’autre (metanoeó) aux comportements humains et états associés (10). Plus précisément, metamélomai (« regretter ce que l’on a fait ») appartient à la sous-catégorie peine, regret, tandis que metanoeó (« changer son mode de vie à la suite d’un changement complet de perspective et d’attitude à l’égard du péché et de la moralité ») fait partie de la sous-catégorie changement de comportement – comme, d’ailleurs, les termes dont nous discutons maintenant.

Conversion

Deux mots voisins sont en effet employés dans les évangiles, mais aussi chez les penseurs de l’antiquité : epistrophé, qui signifie « conversion », et epistrépho, qui signifie notamment « se tourner », « se retourner », « se convertir » (11). Paul Aubin notait à leur propos que ces deux mots « reviennent avec une notable fréquence », qu’ils « font partie de la langue usuelle où leur sens général évoque les notions de ‘(se) tourner vers’, ‘faire attention à’, ‘faire retour’, ‘(se) convertir’ » (12). L’idée de retour est ici importante. Elle englobe celle de repentance. La définition proposée par Louw et Nida – « Changer sa façon de vivre dans une direction particulière, avec pour conséquence de se tourner vers Dieu ; ‘améliorer sa manière de vivre, se tourner vers Dieu, se repentir’ » (13) – manifeste le lien intrinsèque entre le fait de se tourner vers et le fait de se repentir. La conversion entretient un rapport étroit avec le concept de repentance. S’agissant d’une personne, son sens va au-delà du « fait d’adopter une nouvelle religion en abandonnant sa religion, ses convictions antérieures » (14). Il exprime le mouvement intérieur qui conduit à une authentique transformation de l’âme (15). Ce sens est l’un de ceux que prend le mot latin conversio : « changement, mutation, métamorphose » (16). Dans son acception religieuse et philosophique, il implique, selon la description de Pierre Hadot, « un changement d’ordre mental, qui pourra aller de la simple modification d’une opinion jusqu’à la transformation totale de la personnalité » (17). Mais il existe plusieurs manières de concevoir un changement. Celui-ci peut recevoir différents degrés, être plus ou moins persistant, supposer une opposition avec un état antérieur suivie d'un revirement, dépendre d’un attracteur, d’une entité qui attire le regard. Sans entrer dans le détail de ces nuances, Hadot souligne que le contenu sémantique du concept de conversion comprend deux composantes, que nous connaissons déjà grâce à ce qui précède :

« Le mot latin conversio correspond en fait à deux mots grecs de sens différents, d’une part epistrophé, qui signifie changement d’orientation et implique l’idée d’un retour (retour à l’origine, retour à soi), d’autre part metanoïa qui signifie changement de pensée, repentir, et implique l’idée d’une mutation et d’une renaissance. »

Ces deux composantes, epistrophé et metanoïa, créent une tension au sein même de l’idée de conversion :

« Il y a donc, dans la notion de conversion, une opposition interne entre l’idée de ‘retour à l’origine’ et l’idée de ‘renaissance’. Cette polarité fidélité-rupture a fortement marqué la conscience occidentale depuis l’apparition du christianisme. […] La conversion chrétienne, elle aussi, est epistrophé et metanoïa, retour et renaissance. »

 

Judas et la valeur d’une consolation

Nous pouvons maintenant revenir au cas de Judas – sans prétendre donner un sens ni à sa visite chez les prêtres, au cours de laquelle il affirma sa faute et restitua les pièces d’argent, ni à sa situation psychologique. Il va de soi que ces faits ne peuvent donner lieu qu’à des interprétations. Ainsi, Jean-Christian Petitfils expliquait qu’« il est bien difficile de dire si le traître a été pris de déchirants et authentiques remords […], s’il a mesuré avec retard les conséquences de son acte » (18). Si tel a été le cas (une hypothèse psychologiquement plausible et en accord avec la conduite d’autres protagonistes des évangiles), alors Judas « n’aurait pas compris que les autorités de Jérusalem désiraient la mort de Jésus ». Et, poursuit Petitfils, « en rapportant les pièces d’argent, il semble avoir voulu se dégager de ses responsabilités, peut-être annuler la malédiction qui le frappait ». Arrêtons-nous à cette rapide interprétation. Elle suggère que Judas a mesuré a posteriori la portée de son acte, bien que celui-ci ait eu une dimension temporelle, puisque son auteur avait persévéré dans sa trahison (à supposer qu’il ait commis des actes intentionnels, qu’il ait su ce qu’il faisait). Devant les prêtres, alors qu’il sait Jésus condamné, Judas semble vouloir que ce qu'il  provoqué ne soit pas arrivé (rappelons-nous de cette définition de metamélomai : « avoir des regrets à propos de quelque chose, dans le sens où l'on souhaiterait pouvoir revenir en arrière »). Il éprouve du regret au sens où il est mécontent envers lui-même d’avoir fait le mal (19). On peut associer ce regret au désir de fuir ses responsabilités, de ne pas accepter sa faute, de refuser ou de ne pas se prêter à cet abandon qui, au moins selon une perspective chrétienne, témoigne d’un vrai repentir. Les développements précédents suggèrent qu’il est peu probable que la restitution de l’argent de sa trahison ait été motivée par un repentir ou une conversion. Or, s’il avait manifesté, non pas seulement du remords, mais un authentique repentir, ou s’il était parvenu à une « conversion véritable », selon l’expression de Blaise Pascal (20), il aurait pu, peut-on penser, recevoir une consolation divine. Selon l’interprétation d’Origène (185-253), il est faux de croire par principe que cette consolation divine lui aurait été refusée. Dans un article consacré à cette interprétation, Samuel Laeuchli note que, si la repentance (ou la pénitence) de Judas « n’était pas appropriée », s’« il ne s’est pas repenti, selon sa propre conscience, comme il aurait dû se repentir », le repentir (et la consolation) demeuraient néanmoins possible :

« Origène ne croit pas que le fait de trahir le Christ ait exclu toute possibilité de pardon et de purification totale. Judas aurait pu faire ce que le malfaiteur sur la croix a fait, c’est-à-dire demander pardon à Jésus en disant : ‘Souviens-toi de moi, lorsque tu viendras avec ton royaume’ – et il aurait reçu l’expiation de sa trahison. » (21)

Reste la consolation humaine. Mais elle est refusée à Judas, et ce refus redouble sa souffrance. La réponse des prêtres le renvoie dans son monde intérieur, envahi par la stupéfaction et le remords. Les deux temps de la réponse témoignent, d’une part, d’une indifférence à autrui, d’une absence totale de sympathie (« Que nous importe ? »), d’autre part, du fait que Judas ne pourra trouver une compréhension, ou une consolation, qu’en lui-même (« À toi de voir » ou « C’est ton affaire ! »). Attendait-il, de la part des prêtres, une parole d’espoir ou de consolation ? Quoi qu’il en soit, dans sa situation, attendre une consolation de soi-même était impossible. « Que nous importe ? À toi de voir » le relègue dans la solitude absolue. Rappelons ici l’observation d’Adam Smith : « la solitude est encore plus effrayante que la société » (22). Mais le mot manque serait encore plus pertinent que le mot solitude. Ce que vécut Judas fut un manque de consolation, un manque d’autant plus cruel que lui-même n’était peut-être pas un être diabolique, une « nature perdue » (23). On sait ce qu’il advint de lui, et l’on saisit, par l’absurde et le tragique, la valeur intrinsèquement morale de la consolation.

Alain Anquetil


Références

(1) Source : CNRTL.
(2) Source : CNRTL.
(3) La Bible de Jérusalem, 13ème édition, Paris, Les Editions du Cerf, 1992.

(4) Le mot regret est aussi utilisé. Le regret et le remords présentent une différence d’intensité, comme l’explique le dictionnaire Merriam-Webster : « Le remords suggère un reproche permanent fait à soi-même, accompagné d’une angoisse au titre des torts commis, surtout de ceux dont les conséquences sont irréparables. [...] En latin, mordere signifie ‘mordre’ : le remords est un phénomène qui ne cesse de ‘ronger’. En cour d’assises, les juges sont toujours à l’affût de signes indiquant qu’un condamné éprouve des remords à cause de son acte ; dans le cas contraire, le juge peut allonger sa peine ou lui refuser une libération conditionnelle. Le remords est plus fort que le simple regret ; le vrai remords peut durer toute la vie. »

(5) Voir par exemple la traduction de Louis Segond (1910) : « Alors Judas, qui l’avait livré, voyant qu’il était condamné, se repentit », ou celle-ci, en anglais : « Then Judas, which had betrayed him, when he saw that he was condemned, repented himself » (The Holy Bible, Old and New Testaments, King James Version, Duke Classics, 2012).

(6) Dictionnaire Grec-Français du Nouveau Testament, préparé par J.-C. Ingelaere, P. Maraval et P. Prigent, Société biblique française, 1998, adaptation de A Concise Greek English dictionnary of the New Testament, B. M. Newman, Jr., United Bible Societies, 1971. La précision relative à la possibilité de « revenir en arrière » est issue de W. Bauer & F. W. Danker, A Greek–English lexicon of the New Testament and other early Christian literature, 3rd ed. (BDAG), University of Chicago Press, 2000.

(7) Ibid.
(8) La Bible de Jérusalem, op. cit.
(9) J. H. Thayer, Greek–English lexicon of the New Testament, Harper & Brothers, 1889.
(10) J. P. Louw & E. A. Nida, Greek-English lexicon of the New Testament: Based on semantic domains, 2ème edition, Volume 1: Introduction & Domains, New York, United Bible Societies, 1988.
(11) Dictionnaire Grec-Français du Nouveau Testament, op. cit.
(12) P. Aubin, Le problème de la « conversion ». Étude sur un terme commun à l’hellénisme et au christianisme dans les trois premiers siècles, Paris, Beauchesne et ses Fils, 1963.
(13) J. P. Louw & E. A. Nida, op. cit.
(14) Source : CNRTL.

(15) Dans La République, Platon affirmait que la « vraie philosophie » suppose « d’opérer la conversion [periagôgê] de l’âme d’un jour aussi ténébreux que la nuit vers le jour véritable, c’est-à-dire de l’élever jusqu’à l’être » – c’est la « révolution de l’âme », observe Julia Annas, « qui se tourne des ténèbres vers la lumière ». L’image de la conversion comme retournement physique est clairement exprimée par Charles Taylor : « Pour Platon, le problème essentiel est ce sur quoi il faut orienter l’âme. C’est la raison pour laquelle il tient à définir sa position dans les termes des oppositions corporel/immatériel, changeant/éternel, car celles-ci définissent les orientations possibles de notre conscience et de notre désir. » (Platon, La République, tr. E. Chambry, Garnier Frères, 1966 ; J. Annas, An introduction to Plato’s Republic, Oxford University Press, 1981, tr. B. Han, Introduction à la République de Platon, Paris, PUF, 1994 ; C. Taylor, Sources of the self: The making of the modern identity, Harvard University Press, 1989, tr. C. Mélançon, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998.)

(16) E. Sommer, Lexique latin-français, Hachette, 1870.

(17) P. Hadot, « Conversion », Encyclopædia Universalis France, 5ème édition, Volume 4, 1972. Sur le thème de la conversion, et les deux composantes décrites par Pierre Hadot, on pourra consulter la récente thèse d'Isabelle Priaulet : Pour une ontologie de l’écologie, penser les fondements philosophiques de la conversion, soutenue en 2018, qui devrait faire l'objet d'une prochaine publication.

(18) J.-C. Petitfils, Jésus, Librairie Arthème Fayard, 2011.
(19) Regretter signifie ici « éprouver de la contrariété, du mécontentement envers soi-même d’avoir fait ou de n’avoir pas fait dans le passé quelque chose, une action dont le résultat a un aspect négatif » (CNRTL).

(20) Voici comment Pascal la décrit, dans une perspective chrétienne : « La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitimement à toute heure, à reconnaître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa disgrâce. » (Pensées, 1669, Le Livre de Poche, 1972, n°470.)

(21) S. Laeuchli, « Origen’s interpretation of Judas Iscariot », Church History, 22(4), 1953, p. 253-268. La pénitence désigne ici le « regret intérieur et effectif de ses fautes, accompagné de la ferme volonté de les réparer et de ne plus y retomber » (CNRTL). La référence à l’évangile est Luc, 23, 42.

(22) Voir notre article précédent.

(23) « Si Judas, cette ‘nature perdue’, était effectivement incapable de toute action juste, comment se pouvait-il qu'après sa trahison, après le pire acte jamais accompli sur Terre, il ait pu rapporter les trente pièces d’argent et prononcer ces mots de pénitence : ‘J’ai péché en livrant un sang innocent’ ? » (S. Laeuchli, op. cit.)

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