Le compte-rendu du débat public relatif au projet Montagne d’Or – une mine d’or industrielle qui serait située en Guyane – a été publié le 7 septembre 2018. On trouvera sur le site de la Commission nationale du débat public des informations détaillées sur son déroulement et son bilan, ainsi que de nombreux documents, y compris des documents rendant compte des positions des opposants au projet (1). Dans ce billet, je m’intéresse à un concept spécifique, qui a été mis en exergue dans le cadre de travaux sur la notion de « mine responsable » (2) : le concept de crédibilité. Après une mention de ses occurrences et de la manière dont il a été défini, j’établis un lien avec une fameuse observation d’Adam Smith issue de sa Théorie des sentiments moraux. Commençons avec les occurrences du mot « crédibilité » apparues dans les documents que nous avons consultés (3). La première relie « faisabilité » et « crédibilité ». « Plusieurs questions techniques interrogent fortement la faisabilité du projet », écrit la Présidente de la CNDP (4). Ces questions soulèvent deux critiques, à propos desquelles elle précise que « l’absence de réponses jugées réalistes à […] remet en question la crédibilité du projet ». La seconde occurrence est issue d’un « Cahier d’acteur » rendant compte de la position de France Nature Environnement (FNE) sur le projet. On y lit, en introduction, des justifications relatives à ce que FNE estime être l’absence de crédibilité du dossier :
« Le texte remis par le maître d’ouvrage raconte une belle histoire, une description tellement superficielle et tellement générale de la gestion des risques, qu’elle rend le dossier peu crédible. Certains risques sont minimisés, d’autres oubliés ; une imprécision dans certains cas laisse penser à une connaissance superficielle des enjeux. Enfin, des données insuffisantes empêchent une évaluation réaliste du projet. En outre, pour l’information complémentaire « La Gestion et la prévention des risques » demandée par la CNDP, force est de constater que la fiche fournie n’est pas à la hauteur des enjeux humains, sociétaux, environnementaux et économiques posés par le projet minier. »
Ces justifications relatives au caractère « peu crédible » du projet renvoient en partie à la troisième occurrence du mot « crédibilité ». Elle se situe dans le contexte de la définition d’une « mine responsable » (5), à la section relative au « permis social d’exploiter » (social licence to operate). Le mot ne s’applique pas seulement au projet, mais aussi à la compagnie minière qui le porte :
« [Le permis social d’exploiter] ne désigne pas un accord ou un document officiel délivré par un gouvernement ou une autorité locale, mais la crédibilité, la fiabilité et l’acceptation réelle ou actuelle des compagnies minières et de leurs projets. Il est attribué par les parties-prenantes en fonction de la crédibilité des compagnies minières et du type de relations qu’elles établissent avec les collectivités. »
Un peu plus loin dans le texte, la crédibilité est rattachée à des qualités du caractère et à des modes de conduite vertueux de l’entreprise responsable du projet :
« La crédibilité des sociétés minières est basée sur le respect mutuel, l’honnêteté, le dialogue ouvert, la transparence, des réponses rapides aux préoccupations de la communauté, la divulgation d’informations, ainsi que constance et prévisibilité dans le comportement éthique des entreprises. »
Une autre occurrence associe crédibilité et légitimité :
« Dans la pratique, l’absence de légitimité conduit au rejet d’un projet, la présence de légitimité et de crédibilité conduit à l’acceptation d’un projet tandis qu’un niveau élevé de crédibilité associé à de la confiance constitue la base pour l’approbation du projet. »
Enfin, le document définit les trois concepts présents dans la phrase précédente : légitimité, crédibilité et confiance – des concepts sur lesquels repose l’acceptabilité sociale d’un projet minier (6). Voici, dans sa totalité, sa définition de la crédibilité :
« Crédibilité : la capacité d’être crédible est largement créée en fournissant régulièrement des informations exactes et claires et par le respect de tous les engagements vis-à-vis de la communauté. La crédibilité est souvent mieux établie et maintenue par l’application d’accords formels où les règles, les rôles et les responsabilités de la société et de la communauté sont négociés, définis et consolidés. Un tel cadre permet de gérer les attentes et réduit le risque de perdre la crédibilité en étant perçu comme violant des promesses faites, une situation commune lorsque les relations ne sont pas correctement définies. Il est préférable d’éviter de faire des engagements verbaux, puisque, en l’absence d’un enregistrement permanent, ceux-ci sont toujours ouverts à réinterprétation ultérieure. »
Cette définition extensive va plus loin que la définition générale de la crédibilité comme « caractère, qualité rendant quelque chose susceptible d’être cru ou digne de confiance ». Mais fondamentalement, les deux définitions reposent sur le fait de pouvoir être cru, conformément à l’origine étymologique du mot. Celle qui est proposée par le document sur la mine responsable y renvoie dès le début de son énoncé : « capacité d’être crédible ». C’est ici qu’Adam Smith peut entrer en scène. Considérons cet extrait figurant dans la dernière section de sa Théorie des sentiments moraux :
« Le désir d’être cru, le désir de persuader, de guider et de diriger les autres personnes, semble être l’un des plus forts de nos désirs naturels. » (7)
L’historien Harvey Mitchell rattache le passage ci-dessus à la crédibilité :
« Dans les relations humaines, la crédibilité est […] fondée sur le respect de la parole donnée. Les apparences ne peuvent être totalement éliminées, parce que « le désir d’être cru, le désir de persuader, de guider et de diriger les autres personnes, semble être l’un des plus forts de nos désirs naturels ». (8)
Mais il est important de se référer à ce qui précède cette affirmation d’Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux. Il y rappelle la différence entre être cru par autrui et être digne d’être cru, qu’il met en parallèle avec de fait d’être loué par autrui et le fait d’être digne d’éloge :
« […] Nous ne pouvons pas toujours nous satisfaire d’être simplement crus, si nous ne sommes pas en même temps conscients que nous sommes réellement dignes d’être crus. De même que le désir de l’éloge et le désir d’être digne de l’éloge, quoique très similaires, sont distincts et séparés ; de même, le désir d’être cru et le désir d’être digne d’être cru, quoique très similaires aussi, sont tout autant distincts et séparés. »
Cette distinction éclaire le concept de crédibilité. La « capacité d’être crédible » évoquée plus haut, qui s’applique à un projet ou à l’entité qui la porte, en l’occurrence une entreprise, peut supposer deux types de désirs : soit le désir d’être cru, soit le désir d’être digne d’être cru. Pour éclairer cette différence, il est utile de se référer à cette assertion de Smith dans un chapitre de la troisième partie de l’ouvrage consacré aux désirs relatifs à l’éloge et au blâme. On y trouve une clause qu’il n’avait pas rappelée dans sa discussion sur le désir d’être cru :
« [Par nature, l’homme] ne désire pas seulement l’éloge mais aussi en être digne ; il désire, quoiqu’il puisse n’être loué par personne, être l’objet naturel et convenable de l’éloge. Il ne craint pas seulement le blâme mais aussi d’en être digne ; il craint, bien qu’il puisse n’être blâmé par personne, d’être l’objet naturel et convenable du blâme. »
Les deux clauses : « quoiqu’il puisse n’être loué par personne » et « bien qu’il puisse n’être blâmé par personne », sont ici déterminantes. Smith explique juste après qu’être digne d’éloge, par exemple, suppose que nous soyons « le spectateur impartial de notre caractère et de notre conduite ». Ce spectateur est situé au-dedans de nous-même et c’est lui qui nous donne son approbation morale, une approbation qui confirme que nous sommes dignes d’éloge. Voici ce que pourrait désigner la vraie crédibilité : être cru parce qu’on est digne d’être cru, comme on devrait être loué parce qu’on est digne d’éloge. Alain Anquetil (1) Voir notamment la page « Autres documents et études ». (2) « La mine responsable est un ensemble complet d’activités dans le secteur des minéraux, respectant les droits de toutes les parties-prenantes y compris les communautés locales ; respectueuses de l’environnement ; n’ayant pas d’effets négatifs sur la santé humaine ; fondées sur les meilleures expériences internationales ; respectueuses des règles de droit ; et qui contribuent durablement au bénéfice du pays. » (« Le concept de ‘mine responsable’. Parangonnage des initiatives mondiales », Collection « La mine en France », tome 9, février 2017). Voir aussi « Emmanuel Macron engage la démarche ‘Mine responsable’ », 24 mars 2015. (3) Il s’agit de documents du maître d’ouvrage, relatifs au débat public (voir note 1), du WWF (World Wide Fund for Nature), de France Nature Environnement, de la CNCDH (Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme), du CGEDD (Conseil général de l’environnement et du développement durable), et du dossier « Le concept de ‘mine responsable’. Parangonnage des initiatives mondiales » mentionné ci-dessus. Nous avons également consulté quelques articles de presse, qui faisaient souvent référence à l’une des occurrences reproduites dans ce billet (cf. note 4). (4) Débat public sur le projet Montagne d’Or en Guyane du 7 mars au 7 juillet 2018. Bilan de la Présidente. (5) Voir la note 2. (6) « L’acceptabilité sociale d’un projet minier repose sur : – sa légitimité telle que perçue par les parties-prenantes ; – sa crédibilité ; – le niveau de confiance que lui accordent les parties-prenantes. » (7) A. Smith, The theory of moral sentiments, 1759, D. D. Raphael et A. L. Macfie (dir.), The Glasgow edition of the works and correspondence of Adam Smith, 1984, tr. fr. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, 1999. (8) H. Mitchell, « The Mysterious Veil of Self-Delusion in Adam Smith’s Theory of Moral Sentiments », Eighteenth-Century Studies, 20(4), 1987, p. 405-421. Les apparences auxquelles Mitchell fait allusion concernent par exemple le fait de tricher dans une relation commerciale en donnant à l’autre partie l’apparence de l’honnêteté. [cite]