Le commissaire au Marché européen, Michel Barnier, a récemment affirmé qu’il réfléchissait à une régulation des bonus des dirigeants des banques. Ses propos, rapportés dans Les Echos du 23 janvier 2012, associent la nécessité d’une telle régulation à un jugement moral négatif à caractère général : « Les hommes politiques auront de plus en plus de mal à expliquer au grand public pourquoi ils doivent se serrer la ceinture alors que les banquiers ont de tels bonus ». Souvent, un jugement de ce genre est assorti de mots péjoratifs qualifiant la rémunération des patrons, par exemple « magot » et « jackpot » (1). Mais comment ce jugement moral négatif est-il justifié ? Ou, plus précisément, quel type de pensée morale se trouve à son origine ? La distinction entre rémunération et rente permet de proposer une explication plausible, inspirée de la psychologie morale.

 1.

On trouve, dans une brève de Libération du 6 février 2012 intitulée « Bob Diamond, le magot de trop ? », une remarque du même ordre que celle de Michel Barnier : « Vu le climat d’austérité au Royaume-Uni, le bonus de Bob Diamond [le directeur général de la banque Barclays] risque de faire scandale ». Pourtant la banque Barclays a réalisé en 2011 un fort bénéfice (6 milliards de livres, soit 7,2 milliards d’euros), ce qui laisse supposer que la rémunération de son directeur général est liée à la bonne performance de l’établissement qu’il dirige. La justification de la rémunération par la performance semble exclure a priori tout problème moral.

Bien sûr, la façon dont est décrit le problème de la rémunération des dirigeants a une influence sur le jugement moral. Par exemple, L’Expansion, dans son article « 2010, millésime en or pour les grands PDG », parle de « fracture salariale », évoquant ainsi, dans l’esprit des lecteurs français, la « fracture sociale » dont l’ancien président de la République Jacques Chirac avait fait un slogan de campagne en 1995. Cependant la « fracture salariale » en question repose sur des faits : ainsi, « selon les calculs exclusifs de L’Expansion, depuis sept ans (entre 2003 et 2010), la masse salariale des entreprises regroupées au sein du CAC 40 ramenée à chaque employé a crû de 13 %, contre 35 % pour la rémunération des patrons. En euros constants – autrement dit, compte tenu de l’inflation –, leurs 4,7 millions d’employés dans le monde voient globalement leurs paies varier d’à peine 1 %, quand celles des dirigeants s’envolent de 20 % ».

Les faits semblent indubitables. Il existe un écart entre l’évolution des rémunérations des employés et celles de leurs dirigeants. On peut ajouter que cette donnée n’est pas la seule à servir de référence factuelle au jugement moral de blâme relatif à la rémunération, supposée excessive, de certains dirigeants de grandes entreprises. Une autre donnée concerne la comparaison entre l’évolution de leur rémunération et la valeur des actions de leurs firmes, lorsque celles-ci sont cotées.

Dans un article du 19 novembre 2011 intitulé, de façon moralement neutre, « Who is right in the big pay debate? » (« Qui a raison dans le débat sur les rémunérations excessives des dirigeants ? »), le journal britannique The Telegraph soulignait l’écart entre l’évolution des salaires des dirigeants des cent premières entreprises de la bourse de Londres (celles qui composent le FTSE 100, l’équivalent du CAC40) et l’évolution du cours des actions : « Une enquête Manifest/MM&K de mars 2011 montrait que le salaire médian des dirigeants des entreprises du FTSE 100 a augmenté en moyenne de 13,6% entre 1999 et 2010, alors que l’indice croissait de 1,7% en moyenne par an ». L’article du Telegraph évoque ainsi le « découplage » entre la rémunération des dirigeants et les objectifs des actionnaires, plus largement entre l’argent perçu par les dirigeants et la performance dont ils sont responsables. Un tel découplage a même conduit des actionnaires à se révolter, en assemblée générale, contre le niveau de rémunération des dirigeants (3).

2.

Ces éléments factuels suffisent-ils à rendre compte des sources du jugement moral négatif, c’est-à-dire de blâme, relatif aux salaires à première vue excessifs de certains dirigeants de grandes entreprises ?

La réponse est non. Il manque en effet une description plus précise de ce sur quoi est fondé ce jugement.

La distinction entre rémunération et rente fournit une explication plausible. Pour en rendre compte, il est utile de se référer aux travaux du philosophe canadien David Gauthier (3).

Le concept de rente a été défini et utilisé par les économistes classiques, en particulier David Ricardo (1772-1823) pour lequel elle constituait un type de revenu à côté du salaire et du profit. La définition qu’utilise David Gauthier met l’accent sur la rareté du service fourni par le bénéficiaire de la rente. Selon Gauthier, la rente « est la prime demandée par certains services, qui vient s’ajouter au coût de l’offre, cela parce qu’aucun autre service ne peut satisfaire la demande ».

Un test permet de vérifier qu’un revenu donné a la nature d’une rente, c’est-à-dire, pour reprendre le mot de Gauthier, d’une « prime » − on peut aussi l’appeler « surprofit », « sursalaire », « surplus » pour désigner un revenu qui se situe au-dessus d’un certain niveau de référence jugé normal.

À l’appui de son argument, Gauthier prend l’exemple d’un sportif célèbre – un hockeyeur canadien. Celui-ci est demandé par les spectateurs non seulement parce qu’il fait partie de l’équipe qu’ils soutiennent et qu’il est un bon joueur, mais aussi parce qu’il dispose, selon les spectateurs (et peut-être objectivement), de « qualités uniques ». C’est à cause de ces qualités uniques que les supporters sont prêts à surpayer le hockeyeur vedette.

Mais comment distinguer le sursalaire du hockeyeur de ce qui constituerait un salaire « normal » ? Gauthier propose un test : si le hockeyeur célèbre est prêt à continuer à jouer au hockey dans son équipe sans percevoir de revenu supplémentaire, mais seulement en touchant un salaire normal, alors le revenu supplémentaire qu’il perçoit par rapport à ce salaire normal peut être considéré comme une rente. Comme le dit Gauthier, cet hockeyeur « accepterait de jouer pour une rémunération inférieure à celle qui est la sienne. La différence entre la plus petite rémunération qui l’inciterait à jouer et sa rémunération actuelle constitue donc sa rente ». L’absence de rente ne modifierait pas la structure de ses préférences : il continuerait à préférer le hockey par rapport à d’autres activités possibles, à condition naturellement que son salaire normal (sans rente) rétribue effectivement le coût qu’il consent en contrepartie de son service.

Cette « plus petite rémunération » pourrait être estimée expérimentalement. Gauthier ne propose aucun résultat de ce genre dans les cas qu’il envisage, ceux du hockeyeur vedette et du basketteur célèbre (4). Mais on pourrait imaginer différentes manières de l’estimer. Les données factuelles issues de L’Expansion et du Telegraph indiquées plus haut suggèrent à première vue une approximation imparfaite dans le cas des dirigeants, à supposer qu’une partie de leur rémunération soit une rente. L’enquête de L’Expansion, par exemple, indiquait des augmentations moyennes des revenus entre 2003 et 2010 de 20% pour les dirigeants du CAC 40 contre 1% pour les salariés. Cependant l’écart d’augmentation de 19% ne peut évidemment pas être considéré, sans autre argument, comme une rente, ne serait-ce que parce qu’il peut être expliqué à première vue par des raisons liées à la contribution des dirigeants à la performance de leur entreprise (5).

3.

Mais même si les écarts de croissance de revenus entre les dirigeants et les salariés ne peuvent être utilisés comme tels pour qualifier de rente une partie des revenus des dirigeants, encore moins pour l’estimer, ils peuvent entrer en ligne de compte dans la formulation des jugements moraux sur ces revenus. Plus précisément, si les jugements moraux sur les rémunérations de certains dirigeants de grandes entreprises sont souvent négatifs, ce serait à cause de l’idée de rente. Celle-ci serait à l’origine du jugement, ce même à un niveau implicite, c’est-à-dire sans que celui qui produit le jugement ait conscience du processus par lequel il y parvient.

Pour le comprendre, il faut invoquer les conditions sociales qui sont à l’origine de la rente. Si une partie du revenu du hockeyeur vedette peut être considérée comme une rente, c’est parce qu’il n’est pas responsable des conditions sociales qui lui permettent de la percevoir. Gauthier l’exprime ainsi : « Chacun, en tant qu’il contribue à l’interaction sociale [il s’agit schématiquement ici de l’interaction entre le célèbre joueur de hockey et le public], participe à la production du bénéfice qu’est la rente. Les talents [du hockeyeur vedette] exigent une rente parce qu’ils sont rares, mais leur rareté n’est pas une caractéristique qui leur est inhérente, elle dépend des conditions de l’offre, donc de la relation entre ses talents et ceux des autres, et des conditions de la demande, donc de la relation de ses talents et de l’intérêt des autres pour le hockey. » Reprenant le cas du hockeyeur et celui du basketteur, le philosophe Nicolas Baumard précise que le joueur vedette « gagne beaucoup d’argent parce que la société fonctionne d’une manière telle que les gens paient pour aller voir des matchs (…). Cependant, [le joueur] n’est pas responsable de cette structure de base » (6).

Revenons au jugement moral négatif sur les rémunérations des dirigeants d’entreprise. D’après l’hypothèse de la rente, ce jugement repose sur un mécanisme d’attribution de responsabilité. Ce mécanisme peut être résumé de la façon suivante : a) Une partie de la rémunération du hockeyeur vedette (ou du dirigeant) ne récompense pas son talent ; elle excède les coûts qu’il consent pour fournir son service ; et si le surplus en question ne lui était pas versé, il continuerait de fournir ce service. b) Il n’est donc pas responsable du surplus qu’il perçoit ; celui-ci a la nature d’une rente. c) Les propositions a) et b) produisent le jugement selon lequel le surplus de rémunération perçu par le hockeyeur (ou le dirigeant) n’est pas moralement acceptable. Cette hypothèse a été testée par James Konow en 2003 : 59% des sujets estimaient que la rémunération (qui avait le caractère d’une rente) perçue par un basketteur vedette était immorale (7).

D’autres éléments peuvent être ajoutés à l’argument a) – b) – c). Par exemple, le jugement moral négatif sur les rémunérations des dirigeants d’entreprise pourrait provenir de l’usage qui est fait de la rente. Ainsi, le jugement moral a priori négatif relatif au revenu de Bart Becht, ancien président de Reckitt Benckiser, semble pouvoir être atténué par le fait que, bien qu’il ait perçu 92 millions de Livres en 2010 après avoir exercé des options sur actions, il a fait don d’une grande partie de cette somme à des œuvres de charité (8).

Cependant l’hypothèse de la rente comme source des jugements moraux négatifs sur les niveaux élevés de revenus de certains dirigeants d’entreprise est très plausible. Il faut dire qu’elle situe le problème non pas à un niveau individuel, mais à un niveau social. En effet, le problème est moins « Ce dirigeant réalise-t-il une performance suffisante pour justifier ses revenus ? » (une question par ailleurs pertinente) que « Le revenu de ce dirigeant est-il pour partie constitué d’une rente ? Et si tel est le cas, comment cette rente est-elle utilisée ? »

Alain Anquetil

(1) Cf. « Bob Diamond, le magot de trop ? » dans Libération du 6 février 2012 et « L’incroyable jackpot des patrons du CAC40 » dans L’Expansion du 1er juin 2011.

(2) Cela s’est produit dans 14 firmes du FTSE 100 en 2011, la catégorisation d’un vote négatif en « révolte » ou en « rébellion » des actionnaires supposant un rejet du rapport sur les rémunérations présenté à l’AG d’au moins 20% des votes.

(3) D. Gauthier, Morals by agreement, Clarendon Press, 1986, trad. fr. S. Champeau, Morale et contrat. Recherche sur les fondements de la morale, Liège, Mardaga, 2000.

(4) L’exemple du basketteur vient du philosophe américain Robert Nozick dans Anarchy, state, and utopia, New York, Basic Books, 1974, tr. fr. E. d’Auzac de Lamartine, Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, 1988.

(5) Par exemple, dans ses Recommandations sur la rémunération des dirigeants mandataires sociaux de sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé de 2008, l’Association Française des Entreprises Privées (AFEP) affirme que « le niveau élevé des rémunérations des dirigeants mandataires sociaux dans les sociétés cotées se justifie notamment par la prise de risque ».

(6) N. Baumard, Comment nous sommes devenus moraux : une histoire naturelle du bien et du mal, Paris, Odile Jacob, 2010. Les remarques de Gauthier et de Baumard renvoient à une définition de la rente comme « revenu de la productivité naturelle d’une terre, distincte de celle du travail et du capital investis » (Le petit Robert, je souligne le mot « naturelle »).

(7) J. Konow, « Which is the fairest one of all? A positive analysis of justice theories », Journal of Economic Literature, 41(4), 2003, p. 1188-1239. L’expérience est citée par Baumard, p. 100.

(8) Cf. l’article cité du Telegraph.

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien