C’est au mois de juin 2012 qu’a été révélé le « scandale du Libor » − la manipulation d’un taux d’intérêt servant de référence pour des opérations de prêts interbancaires et de nombreux produits financiers. Les faits connus à ce jour, dont certains remonteraient à 2008, voire au-delà, suscitent différentes questions pratiques et conceptuelles. L’une d’elles porte sur la moralité professionnelle – en l’occurrence celle des banquiers – et sur ses rapports avec la moralité ordinaire – rapports qui ont précisément été évoqués par le ministre des finances du Royaume-Uni à propos de ce scandale. Un texte du philosophe britannique Bernard Williams permet de poser cette question de façon pertinente. Les prochains billets traiteront d’autres types de questionnements suscités par ces événements.
1.
Il serait trop long, dans le cadre de ce blog d’éthique des affaires académique, de rendre compte des faits relatifs au « scandale du Libor » et des suppositions qui les accompagnent. Un bref résumé suffira.
Un mot d’abord pour présenter le taux faisant l’objet du scandale. Le « Libor » (London InterBank Offered Rate) est un taux d’intérêt de référence sur le marché interbancaire. Il désigne le coût que les banques doivent consentir pour emprunter de l’argent à court terme. Publié depuis le 1er janvier 1986, ce taux (en réalité il y a 150 taux de référence publiés quotidiennement, comme le souligne par exemple l’article du New York Times « Understanding the Rate-Fixing Inquiry ») est fixé suivant une procédure supervisée par l’association des banques britanniques, la British Bankers Association ou BBA. Il est plus précisément calculé et diffusé par Thomson Reuters selon une procédure définie par la BBA. Elle repose sur les estimations issues d’un panel de banques, chacune répondant à la question suivante : « À quel taux pourriez-vous emprunter des fonds si vous deviez demander et ensuite accepter des offres interbancaires dans un marché de taille raisonnable juste avant midi ? » (1). Les quatre estimations les plus basses et les plus hautes sont écartées, le taux retenu correspondant à la moyenne des estimations restantes. Cette procédure, décrite comme impartiale, est soumise à des dispositifs de contrôle qui sont notamment mis en œuvre par la BBA (cf. la page « Scrutiny » de son site).
Un mot maintenant sur les faits constitutifs du « scandale ». En juin 2012, la banque Barclays a conclu un accord avec les autorités bancaires américaines et britanniques pour un montant de 453 millions de dollars. C’est cet accord qui est à l’origine du scandale. Il visait à compenser la manipulation du Libor (et de l’Euribor, un taux de référence de la zone euro) commise par des traders de Barclays entre 2005 et 2009. Mais d’autres banques auraient participé à des manipulations. Ainsi sept établissements seraient assignés à comparaître aux États-Unis et au Royaume-Uni, selon un article de Libération du 16 août dernier (2).
Un article de Reuters du 27 juillet, intitulé « At least three banks seen central to Libor rigging », souligne qu’une douzaine de traders auraient cherché à manipuler des taux dans différentes devises. Les enquêteurs recherchent d’éventuelles ententes entre établissements, mais l’une des raisons pour lesquelles plusieurs banques seraient impliquées proviendrait du fait que certains traders auraient été employés successivement par plusieurs d’entre elles. Par exemple, l’un d’eux aurait travaillé pour Barclays et UBS – et aurait noué des contacts avec d’autres traders. L’article indique aussi que les manipulations de taux auraient « commencé pour de bon au début de 2005 sur le marché du dollar ». Quant aux effets potentiels de ces manipulations, ils sont difficiles à déterminer mais concerneraient des milliers de milliards de dollars. (3)
Un dernier point relatif à l’analyse des responsabilités. Si des démissions ont eu lieu à la tête de la banque Barclays (4), d’autres établissements ont souligné que leurs dirigeants n’étaient pas au courant des manipulations sur les taux commises par des employés. Un article publié par le New York Times le 5 août précise ainsi que « JPMorgan Chase et Citigroup ont mis en exergue auprès des autorités le fait que, contrairement au cas Barclays, leurs PDG n’étaient pas impliqués dans les malversations et qu’en conséquence ces banques devaient être traitées avec moins de sévérité (…). Un manager de la Deutsche Bank qui supervisait des traders fait l’objet d’une enquête, selon une personne impliquée dans l’affaire. Cependant, un porte-parole de la Deutsche Bank a affirmé qu’aucun dirigeant de la banque n’avait été au courant d’une manipulation de taux (…) ».
Mais les autorités de contrôle – les régulateurs – ne sont pas épargnés par l’analyse des responsabilités. Un autre article du New York Times, daté du 18 juillet, indiquait que « le législateur, à Londres et à Washington, examinait si les régulateurs avaient fermé les yeux alors que les banques sous-évaluaient artificiellement les taux. Les documents publiés par
Barclays indiquent que la banque avait informé les régulateurs sur des problèmes relatifs au Libor remontant à 2007. Elle écrivait dans un rapport : « Il nous semble que les taux du Libor sont de nouveau assez irréalistes et ne reflètent pas le véritable taux d’intérêt ». Le scandale du Libor a contribué à renforcer la vague de critiques envers les régulateurs britanniques ».
Dans un billet intitulé « La manipulation du Libor » et publié dès le 29 juin 2012, l’économiste Paul Jorion élargissait encore le champ des responsabilités, affirmant que la sous-évaluation du Libor avait été dans l’intérêt de nombreux acteurs, dont les banques : « Dans une situation de crise », écrivait-il « chaque banque citera du coup pour le taux qu’on exige d’elle, un chiffre plus faible que le chiffre réel : chacune prétendra que les autres lui prêtent à un taux réduit parce que tout le monde lui fait confiance. J’écrivais dans « LIBOR II ou mauvaise nouvelle pour les subprimes » : « … en biaisant le chiffre, chacun cherche à cacher la difficulté qu’il a à obtenir en ce moment du financement, c’est-à-dire, cherche à cacher sa précarité actuelle. » Il n’est donc pas même nécessaire que les banques s’entendent pour cacher les vrais chiffres : il est de l’intérêt de chacune de trafiquer les chiffres à la baisse ».
2.
Ces éléments soulèvent une question classique : celle de la moralité des professionnels du secteur bancaire et de ses rapports avec la moralité ordinaire. La question a été directement soulevée par le ministre des Finances du Royaume-Uni, George Osborne. Selon Libération du 28 juin, il évoquait « « des preuves de cupidité » et « l’irresponsabilité » des acteurs de l’affaire, en déplorant « la culture de banques comme Barclays dans la période d’avant la crise » » − ce malgré l’existence de murailles de Chine interdisant, au sein des établissements bancaires, des transferts d’informations sensibles. Mais Osborne allait encore plus loin dans ces propos reproduits par Le Monde du 16 juillet : « [Les faits] sont symptomatiques d’un système financier qui a élevé la cupidité par-dessus toute autre considération et a mis notre économie à genoux. (…) La fraude est un crime quand il s’agit des affaires ordinaires. Pourquoi devrait-il en être autrement quand il s’agit de la banque ? »
Les deux dernières phrase posent la question des rapports entre la moralité professionnelle et la moralité ordinaire. La thèse défendue quasi explicitement par Osborne est que les deux types de morale ne sont pas indépendants ou cloisonnés. La phrase interrogative « Pourquoi devrait-il en être autrement quand il s’agit de la banque ? » affirme que la profession bancaire ne peut être régie par un système de normes dont certaines s’opposeraient à des normes de la moralité ordinaire. Mais en même temps le ministre des Finances déplore la divergence de fait existant entre morale professionnelle du secteur bancaire et morale ordinaire.
Cette thèse a été discutée par le philosophe britannique Bernard Williams. Dans un texte publié en 1983, il s’est intéressé aux supposées divergences entre une morale professionnelle et la morale ordinaire, en particulier à la manière de rendre compte de ces divergences et aux différentes façons dont des professionnels peuvent s’y adapter (5).
En premier lieu, ces divergences sont difficiles à décrire de façon pertinente. Cela ne vient pas seulement du constat qu’une morale professionnelle ne peut pas être différente de la morale ordinaire puisque l’exercice d’une profession au sein d’une société moderne suppose que cette « profession soit (globalement) acceptable pour la communauté et que les professionnels se considèrent eux-mêmes comme des membres de cette communauté où ils exercent leur métier ». On décrit couramment ces divergences en invoquant des différences de contexte entre la sphère professionnelle et la sphère professionnelle mais, pour Williams, ceci ne fait que déplacer le problème.
Pour décrire avec pertinence ce qui peut séparer morale professionnelle et morale ordinaire, Williams propose de considérer une structure à deux niveaux : celui des dispositions psychologiques que les professionnels ont acquis à la suite de formations et surtout de l’exercice de leur métier (manières de réagir à des situations de travail, de conduire des délibérations et de prendre des décisions) ; et celui des critères généraux (notamment des principes moraux) permettant de justifier ces dispositions – des critères qui se traduisent également par des dispositions psychologiques.
Williams précise que dispositions psychologiques professionnelles et critères généraux coexistent dans la société et dans l’esprit des professionnels. Mais ils peuvent entrer en conflit parce que « les considérations ayant un rôle de justification font partie de la moralité générale, qui est plus large que le système professionnel et qui a ses propres dispositions, lesquelles ne sont pas identiques aux dispositions professionnelles ». Selon Williams, c’est la possibilité d’un tel conflit, et la prise en considération des dispositions psychologiques, qui permet de comprendre les divergences entre morale professionnelle et morale ordinaire.
En second lieu, la structure à deux niveaux qu’il propose permet de saisir les différentes manières dont des professionnels peuvent s’adapter aux divergences entre dispositions liées à une profession (représentatives de la moralité professionnelle) et dispositions générales (représentatives de la moralité ordinaire). Williams envisage trois modes d’adaptation. Il suppose au préalable l’existence d’une tendance spontanée, produite par la morale générale, à rejeter certains actes accomplis dans un contexte professionnel au motif qu’ils violeraient des normes de la moralité ordinaire condamnant des actes similaires. Il en résulte un conflit structurel que les professionnels peuvent résoudre pratiquement de trois manières : (a) par une adaptation, dans l’esprit d’un professionnel, des dispositions générales aux contextes professionnels, ceux-ci étant pertinents et bien délimités – Williams évoque la tendance (non morale) à être impressionné par la vue du sang (l’équivalent de la « disposition générale ») que la formation au métier de chirurgien s’efforcera de supprimer pour que le praticien dispose de dispositions adaptées à l’exercice de son métier ; (b) par la coexistence mentale des deux types de dispositions psychologiques (liées au métier et générales), les professionnels prenant l’habitude d’éprouver, lorsqu’ils commettent certains actes, un sentiment de malaise en raison d’un conflit entre leurs manières habituelles d’agir dans le cadre de leur métier et les dispositions générales issues de la morale ordinaire ; (c) par l’absence pure et simple, chez les professionnels, de certaines dispositions générales – absence qui a pour conséquence que les observateurs, soucieux du respect de la morale ordinaire, considèrent que ces professionnels sont, comme le dit Williams, des « personnes plutôt affreuses ».
Les trois types d’adaptation envisagés par Williams permettent de considérer différemment les deux phrases d’Osborne : « La fraude est un crime quand il s’agit des affaires ordinaires. Pourquoi devrait-il en être autrement quand il s’agit de la banque ? » À quel processus d’adaptation des normes professionnelles fait-il référence ? Peut-être se réfère-t-il au cas (c), c’est-à-dire à une situation dans laquelle des professionnels ne possèdent pas certaines dispositions générales (comme semble en témoigner sa référence à la cupidité) et n’agissent pas en vertu des normes de la morale ordinaire. La question est importante car, si l’on prend au sérieux la typologie de Williams, elle détermine le genre de mesure permettant de traiter le problème. En effet, diagnostiquer le scandale du Libor comme relevant du cas (c) implique des mesures correctrices drastiques, pas seulement législatives (cela vaut sans doute aussi pour le cas (a)). S’il relève du cas (b) – les professionnels ont alors conscience d’un conflit entre leurs actes (en l’occurrence des manipulations de taux) et ce que prescrit la morale ordinaire, et éprouvent un sentiment de malaise –, des adaptations de la déontologie du secteur et des mesures de formation interne pourraient s’avérer suffisantes. Mais la seule description du problème en termes de « scandale » pourrait biaiser le diagnostic en l’orientant vers le type (c) discuté par Williams.
Alain Anquetil
(1) « At what rate could you borrow funds, were you to do so by asking for and then accepting inter-bank offers in a reasonable market size just prior to 11 am? », tr. fse issue de « LIBOR : en avant toute ! », billet publié le 6 août 2012 par Marcaragon.
(2) Des établissements européens, dont français, mènent des enquêtes internes. Une plainte a été déposée par un actionnaire de la Société Générale pour « manipulation de cours » et « entente sur la fixation des taux interbancaires » (Libération, 1er août 2012). Voir aussi « Libor : des Français se seraient prêtés au jeu », Libération, 19 juillet 2012.
(3) Pour une revue dans la presse, voir l’article du Monde du 2 juillet, « Manipulation du Libor : que s’est-il passé ? » et celui du New York Times du 18 juillet, « Understanding the Rate-Fixing Inquiry ».
(4) Trois hauts cadres ont quitté l’établissement (Libération du 3 juillet 2012).
(5) B.A.O. Williams, « Professional morality and its dispositions », in Making sense of humanity and other philosophical papers (p. 192-202), Cambridge University Press, 1995.