Nous avions choisi de commencer le billet précédent par une phrase issue des « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme » (ci-après les Principes), publiés en 2011 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. La citation portait sur le troisième « pilier » de ces principes, l’accès à des voies de recours, spécifiquement sur le devoir de réparation incombant aux entreprises en cas de risque d’atteintes aux droits de l’homme ou de violation effective des droits de l’homme (1). Dans le présent billet, nous discutons de la raison d’être – ou de la « fonction », pour reprendre les termes du principe n°29 – des mécanismes de réclamation non judiciaires qui sous-tendent le devoir de réparation. Nous illustrons notre propos en nous référant au cas de la mine d’or de Porchera en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
1.
Mécanismes de réclamation non judiciaires
Le 29ème principe traite des « mécanismes de réclamation au niveau opérationnel » établis par les entreprises afin de « pouvoir examiner rapidement les plaintes et y remédier directement ». Ainsi, un plaignant victime d’un tort ou risquant de subir un préjudice peut, selon les termes du principe, « demander directement aux entreprises d’examiner les problèmes et de réparer les préjudices subis » (2).
On peut s’étonner qu’une telle option soit possible. Deux objections viennent en effet à l’esprit.
Selon la première, l’essentiel est d’éviter que des préjudices surviennent. C’est précisément ce que visent les deux premiers piliers des Principes : « protéger » et « respecter ». On pourrait juger que la responsabilité des entreprises devrait se limiter au second pilier. Autrement dit, la responsabilité de respecter les droits de l’homme incombant aux entreprises – qui, selon les termes du principe n°11, « existe indépendamment des capacités et/ou de la détermination des États de remplir leurs propres obligations en matière de droits de l’homme et ne restreint pas ces dernières » (3) – pourrait être jugée suffisante, la réparation des atteintes graves aux droits de l’homme demeurant de la seule responsabilité des Etats. En effet, lorsque des préjudices graves surviennent, les voies de recours judiciaires semblent les seules voies légitimes pour obtenir réparation (4) – la légitimité en question trouvant sa source non seulement dans la loi du pays où ils surviennent, mais aussi et surtout dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.
La deuxième raison de douter de l’opportunité de laisser la possibilité à des victimes de réclamer réparation des préjudices subis auprès de l’entreprise qui en est responsable provient du risque de traitement inéquitable des réclamations à cause de la vulnérabilité et de la marginalisation des plaignants (5). On peut ajouter ici le risque qu’une entreprise ayant établi des mécanismes de réclamation ne les utilise pour conduire les plaignants à signer une clause de renonciation à tout recours judiciaire.
Cependant, les Principes affirment que les mécanismes non judiciaires peuvent non seulement compléter, mais aussi remplacer les mécanismes judiciaires, car, énonce le principe n°27, « même lorsque les systèmes judiciaires sont efficaces et bien dotés en ressources, ils ne peuvent pas prendre en charge toutes les atteintes présumées ».
En outre, les « mécanismes de réclamation au niveau opérationnel » mis en œuvre par les entreprises doivent respecter huit critères normatifs qui garantissent leur efficacité. Enoncés au principe n°31, ces critères sont a) la légitimité de ces mécanismes, b) leur accessibilité, c) leur prévisibilité, leur caractère d) équitable et e) transparent, f) leur compatibilité avec les droits, g) le fait qu’ils constituent une « source d’apprentissage permanent » et h) qu’ils sont « fondés sur la participation et le dialogue ».
Enfin, le principe n°29 stipule que les mécanismes non judiciaires de traitement des réclamations ne doivent pas être utilisés « pour empêcher l’accès aux mécanismes de réclamation judiciaires ou autres mécanismes non judiciaires », ce qui répond à l’objection de la clause de renonciation évoquée ci-dessus.
2.
Fonction des mécanismes de réclamation non judiciaires
Intéressons-nous au critère g), qui affirme que les mécanismes de réclamation de niveau opérationnel permettent à l’entreprise concernée d’« apprendre ». Ce critère affirme que ces mécanismes « s’appuient sur les mesures pertinentes pour tirer les enseignements propres à améliorer le mécanisme et à prévenir les réclamations et atteintes futures ».
Le critère g) renvoie à la première fonction des mécanismes de réclamation non judiciaires mis en œuvre par une entreprise. Le principe n°29 en donne une description plus précise :
« [Les mécanismes de réclamation] aident les entreprises à identifier leurs incidences négatives sur les droits de l’homme alors qu’elles exercent une diligence raisonnable au titre de leurs activités courantes. Ils le font en offrant aux victimes directes des activités de l’entreprise un moyen de soulever leurs préoccupations lorsqu’elles estiment qu’elles sont ou seront à terme lésées. En analysant les tendances et les caractéristiques des plaintes, les entreprises peuvent aussi relever des problèmes systémiques et adapter leurs pratiques en conséquence. »
« Relever des problèmes systémiques » et « adapter les pratiques » : on comprend que le troisième pilier, l’accès des victimes à des voies de recours, doit nourrir le deuxième pilier relatif au respect des droits de l’homme. L’objectif premier des mécanismes de réclamation au niveau opérationnel est bien sûr de réparer des torts (et ce rapidement afin d’éviter que « les préjudices ne viennent à s’accumuler et les plaintes à s’intensifier », ce qui constitue leur deuxième fonction), mais le traitement des plaintes recueillies doit conduire à améliorer les pratiques. Il va de soi que le dialogue avec les plaignants et les autres parties prenantes, dont nous avions souligné l’importance dans le billet précédent, est également un facteur essentiel d’apprentissage. Nous y revenons dans la section qui suit.
3.
Cas de la mine de Porgera
Un cas semble illustrer de façon typique l’« apprentissage » induit à la fois par la mise en œuvre de mécanismes de réclamation et par le dialogue. Il s’agit du cas de la mine d’or de Porgera, située en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Cette mine, ouverte en 1990, est exploitée depuis 2006 par une joint venture dans laquelle l’entreprise Barrick Gold Corporation est très largement majoritaire.
L’exploitation de la mine a été accompagnée de violations de droits humains commis dans les années 1990 mais aussi depuis que Barrick en est devenue le principal propriétaire (6). Ainsi, selon les termes d’un document publié en 2013, « un rapport rédigé par Human Rights Watch fait état de nombreux cas de viols collectifs impliquant des agents de sécurité de la mine et considère que ‘ces incidents représentent des exactions plus généralisées’ » (7).
Ce qui nous préoccupe, dans le cadre du présent billet, est la manière dont un « apprentissage » a pu avoir lieu dans le cadre de cette affaire. Le pivot est ici la question de l’obligation, pour les victimes, de renoncer à toute recherche de réparation légale dès lors qu’un arrangement a été obtenu avec l’entreprise responsable des préjudices. Il s’agit en d’autres termes de la question de la clause de renonciation évoquée à la section précédente.
À cet égard, Christina Hill et Serena Lillywhite, deux membres de l’ONG Oxfam (8), concluent leur analyse du cas de la mine de Porgera en affirmant que « la controverse relative au mécanisme de compensation proposé par Barrick à Porgera n’est pas prête de s’éteindre et a des implications qui vont au-delà de ce cas » (9). Elles ajoutent que « l’usage de clauses de renonciation n’est pas ‘axé sur les victimes’ (victim-orientated), est inutilement légaliste et crée un précédent dangereux pour les mécanismes de réclamation au niveau opérationnel appliqués à d’autres sites miniers dans le monde ».
Ce constat s’appuie sur une critique qui met en avant les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, la question posée étant, selon les termes de Hill et Lillywhite, de savoir si « le mécanisme de réparation mis au point par Barrick […] est cohérent avec les Principes de l’ONU ». Mais soulever une telle question est en soi un facteur d’apprentissage, non seulement pour l’entreprise minière (qui avait justifié sa position en détail dans un courrier au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme de mars 2013), mais aussi pour les autres acteurs concernés par le cas. Même le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme s’inscrit dans la boucle d’apprentissage. Dans un avis rendu en juillet 2013 à la suite d’une saisie de l’ONG Mining Watch Canada, de Barrick et d’autres parties prenantes, il a adopté une position équilibrée, reconnaissant que les entreprises peuvent, dans le cas d’espèce et sous certaines conditions, poursuivre des objectifs de sécurité juridique et de finalité, c’est-à-dire de clôture définitive des processus de réclamation :
« La présomption devrait être que, dans la mesure du possible, les plaintes réglées par le biais de mécanismes de réparation non judiciaires ne devraient s’accompagner d’aucune clause de renonciation […] Néanmoins, du fait que les renonciations légales ne font l’objet d’aucune interdiction dans les normes et pratiques internationales actuelles, des situations peuvent se présenter où des entreprises souhaitent s’assurer que, à des fins de sécurité et de finalité, les requérants sont contraints de consentir à une renonciation légale à la fin de la procédure de réparation. Dans ces situations, la renonciation légale devrait être interprétée de manière aussi restrictive que possible et elle devrait préserver le droit des requérants de former un recours judiciaire dans le contexte pénal. » (10)
On peut enfin interpréter la position critique de Hill et Lillywhite ou celle de Gwynne Skinner et al. (11) comme des incitations renouvelées à un dialogue continu sur l’interprétation du troisième pilier des Principes, c’est-à-dire comme une adhésion à l’éthique du dialogue qu’ils défendent avec insistance.
Le dialogue est certes un moyen d’apprentissage et de résolution de conflits. Il reste à s’assurer d’une part que ses vertus se diffusent vraiment auprès des personnes victimes d’atteintes aux droits de l’homme – qu’il ne reste pas, en dépit de la bonne volonté des acteurs concernés, cantonné dans une sorte de superstructure,– et d’autre part, et de façon un peu provocante, que le dialogue est effectivement une priorité pour les personnes directement concernées.
Alain Anquetil
(1) Les deux premiers piliers des Principes sont « l’obligation de protéger les droits de l’homme incombant à l’État » et « la responsabilité incombant aux entreprises de respecter les droits de l’homme ».
(2) Je mets les italiques.
(3) Je mets également les italiques.
(4) La question se pose différemment lorsque les préjudices n’ont pas pour origine un délit ou un crime et peuvent se régler à l’amiable.
(5) Les situations de vulnérabilité et de marginalisation sont abordées à plusieurs reprises dans les Principes, notamment au Principe n°20.
(6) On trouvera des éléments d’information précis sur la page du site de Barrick consacré à la mine ; dans le rapport de Human Rights Watch, Gold’s Costly Dividend. Human Rights Impacts of Papua New Guinea’s Porgera Gold Mine, publié en 2010 ; dans un rapport publié en décembre 2013 par l’International Corporate Accountability Roundtable (ICAR), CORE et la Coalition européenne pour la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (ECCJ), rapport rédigé par Gwynne Skinner, Robert McCorquodale, Olivier De Schutter et Andie Lambe (pour les études de cas) : Le troisième pilier. L’accès à la justice dans le cadre des atteintes aux droits de l’homme commises par les entreprises multinationales (voir spécifiquement les pages 66 et 67) ; et dans un court article de Christina Hill et Serena Lillywhite, « The United Nations ‘Protect, Respect and Remedy’ Framework: Six years on and what impact has it had? », The Extractive Industries and Society, 2, 2015, p. 4-6 (voir les pages 5 et 6).
(7) Le troisième pilier. L’accès à la justice dans le cadre des atteintes aux droits de l’homme commises par les entreprises multinationales, voir note 6.
(8) Oxfam, conjointement avec d’autres ONG, dont Mining Watch Canada (NB : le siège social de Barrick est à Toronto au Canada), a écrit en mai 2013 au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme pour contester l’« immunité juridique » résultant des clauses de renonciation.
(9) Voir la note 6.
(10) Gwynne Skinner et al., cf. note 6. Je mets les mots en caractère gras.
(11) « Au vu de toutes les raisons susmentionnées, il convient d’envisager ces mécanismes avec prudence », concluent ces auteurs (cf. note 6).
[cite]