Il existe des liens étroits entre les concepts d’épidémie et de corruption. Le langage en témoigne. Si les deux mots n’ont pas la même étymologie – « épidémie » vient du Grec epidemos : « qui séjourne dans un pays », « corruption » de corrumpere, issu de rumpere « rompre, briser » : « détruire, anéantir, altérer, physiquement ou moralement » (1) –, le mot « corruption » est souvent associé à des termes utilisés à propos de la maladie, comme « endémique » ou « gangrène ». À côté de ces rapprochements lexicaux, corruption et épidémie sont réunis par des liens de causalité. Or, certains de ces liens ont été avancés pour expliquer la naissance et le développement du coronavirus. Nous en discutons dans le présent article, où nous verrons que la corruption peut également être associée à un concept issu de la biologie : celui de symbiose.
1. La corruption pourrait avoir contribué à l’épidémie du coronavirus
Deux liens de causalité entre la corruption et l’épidémie du coronavirus ont été mis en évidence. Le premier concerne le commerce illégal des espèces sauvages. Il a été proposé à titre d’hypothèse par Gretta Fenner et Monica Guy dans un billet publié sur le FCPA Blog (2). Pour des raisons qui vont apparaître un peu plus loin, il vaut la peine de les citer longuement :
« Les premières enquêtes incriminent une personne qui a mangé un serpent qui a mangé une chauve-souris qui a hébergé le virus […]. Si ceux qui appartiennent au monde ténébreux du commerce illégal d’espèces sauvages ont des informations précises sur les chaînes d’approvisionnement – car le commerce illégal des espèces sauvages est un crime organisé –, ils ne sont pas enclins à les révéler aux enquêteurs.
[Beaucoup d’épidémies, comme celles du SRAS ou d’Ebola,] ont pour origine le no man’s land entre le commerce légal et le commerce illégal, où, grâce au versement de pots-de-vin et à l’exploitation de failles juridiques, de la viande d’animaux sauvages et des « paquets suspects » parcourent de longues distances sur les routes commerciales.
Le commerce illégal de produits de la faune sauvage est évalué à 23 milliards de dollars par an. Il se poursuit à un rythme effréné. Les animaux sauvages et les produits dérivés sont commercialisés dans toute l’Asie de l’Est et du Sud-Est, sur des marchés tels que celui de Wuhan [la ville chinoise où est apparu le coronavirus].
Le problème, c’est que les contrôles d’hygiène et les contrôles vétérinaires, qui visent à stopper la transmission des maladies inter-espèces et à les empêcher de franchir les frontières, ne peuvent être appliqués au commerce illégal des animaux sauvages et des produits dérivés. Ces contrôles ne sont pas non plus mis en œuvre là où a lieu la commercialisation, car celle-ci côtoie bien souvent le commerce légal d’espèces sauvages. La corruption joue ici un rôle crucial. » (3)
Le deuxième lien de causalité se situe un peu en aval, au commencement de l’épidémie du coronavirus. La corruption aurait favorisé son développement, non en tant que cause directe, mais de façon indirecte, parce que des fonctionnaires locaux auraient craint d’être accusés de corruption. Selon le professeur Sam Crane, interviewé dans le Guardian à propos de la situation en Chine :
« La bureaucratie autoritaire de ce pays n’encourage pas les fonctionnaires à prendre des initiatives. Elle les incite plutôt à cacher les crises émergentes. Si nous considérons non seulement le SARS en 2003, mais aussi les catastrophes à grande échelle comme la contamination de la rivière Songhua en 2005 et l’accident de train de Wenzhou en 2011 – et nous pourrions ajouter d’autres incidents –, nous constatons que les dirigeants locaux obéissaient à des schémas de déni, de dissimulation et d’évitement. Ils craignaient d’être associés à des ‘problèmes’ qui auraient pu nuire à leur carrière personnelle […]. Parce qu’ils vivent aujourd’hui dans la crainte d’être accusés de corruption, beaucoup de cadres locaux ont tendance à cacher les problèmes. » (4)
2. L’interface entre le légal et l’illégal
Ces deux extraits évoquent le concept de symbiose. Certes, le mot n’est pas employé dans les extraits précédents. Mais, dans le premier texte, Fenner et Guy soulignent un monde ténébreux, des chaînes d’approvisionnement, le no man’s land entre le commerce légal et le commerce illégal, et la coïncidence de la commercialisation légale et illégale d’animaux sauvages et de produits dérivés. Quant au second, celui de Crane, il présente un tableau inversé, où domine la peur d’être associé au « monde ténébreux » dont parlent Fenner et Guy, auquel sont appliqués les schémas de déni, de dissimulation et d’évitement. Pourquoi ces considérations renvoient-elles à l’idée de symbiose ? Issue du grec sumbiôsis, « vie en commun, camaraderie », la symbiose désigne « [l’]association durable entre deux ou plusieurs organismes et profitable à chacun d’eux » (5). Plus largement, selon l’Encyclopédie Universalis, elle « concerne toutes les formes de relations interspécifiques, depuis l’union réciproquement profitable jusqu’à l’antagonisme parasitaire ». Le mot « symbiose » a aussi un sens figuré : « En étroite communauté d’idées et d’intérêts ». C’est ici, semble-t-il, que la corruption entre en scène. Ne suppose-t-elle pas une communauté d’intérêts entre un corrupteur et un corrompu ? Sans doute, mais c’est au sens propre que le concept de symbiose a été appliqué non seulement à la corruption, mais aussi aux activités criminelles transnationales. Considérons à nouveau la définition de l’Encyclopédie Universalis :
« Au sens large, la notion de symbiose concerne toutes les formes de relations interspécifiques, depuis l’union réciproquement profitable jusqu’à l’antagonisme parasitaire. »
Deux formes extrêmes sont ici distinguées. La première suppose qu’un profit mutuel est retiré d’une coopération entre deux êtres vivants d’espèces différentes. Elle correspond au mutualisme. La seconde forme extrême est le parasitisme, qui désigne la situation où l’un des êtres vivants vit aux dépens de l’autre. Ces deux formes extrêmes, le professeur de criminologie Nikos Passas les a distinguées pour construire une typologie des activités criminelles transnationales. Dans un texte paru en 2002, Passas notait que, dans ce domaine, « il existe des relations complexes et diverses entre des criminels et des acteurs reconnus et respectés », avant de proposer une typologie de ces « relations complexes et diverses » (6). Ce qui l’intéresse ici, ce sont les « interfaces » entre le monde de la légalité et le monde de l’illégalité, les espaces dans lesquels ces deux mondes communiquent. Ces interfaces comprennent deux grandes catégories. La première inclut les « relations antithétiques », qui réunissent des acteurs ayant des intérêts opposés. Passas distingue trois sous-catégories, dont l’une, qualifiée de « parasitique », désigne une situation dans laquelle la partie illégale a pour but de « préserver la viabilité de la cible [légale], afin que les bénéfices illégaux puissent lui être extorqués plus ou moins régulièrement ».
3. La symbiose entre acteurs légaux et illégaux
La seconde catégorie d’interface entre le légal et l’illégal est qualifiée de « symbiotique ». Passas justifie l’utilisation de ce terme en expliquant que les relations entre acteurs criminels et acteurs légitimes répondent à des mécanismes d’offre et de demande :
« Selon une croyance répandue, des acteurs légaux et des acteurs illégaux entrent en contact parce que les criminels cherchent à infiltrer, à extorquer ou à mettre en faillite des entreprises légales. Néanmoins, il existe de plus en plus d’éléments probants témoignant de l’existence de relations symbiotiques entre ces acteurs. Rappelons que, si les marchés illégaux fonctionnent effectivement, c’est parce qu’il y a une demande pour ce que ces marchés proposent. Les clients sont très souvent des acteurs conventionnels et respectés (par exemple des utilisateurs de stupéfiants illégaux, des clients de la prostitution ou des amateurs des jeux d’argent). »
Cette fois, Passas distingue huit sous-catégories (7). Trois d’entre elles méritent d’être explorées ici en raison de leur rapport direct avec l’idée de symbiose. D’abord, la « collaboration ». Dans ce cas, « les entreprises ou acteurs légaux et illégaux travaillent ensemble pour la commission d’un même délit ». Passas propose l’exemple de « différents types de professionnels – tels que des avocats, des politiciens, des comptables, des banquiers ou des directeurs de casino –, qui proposent leurs services en toute connaissance de cause aux opérateurs criminels ou aux organisations criminelles ». Ensuite, la « réciprocité ». Elle se rapproche du mutualisme, car elle recouvre un mode de collaboration caractérisé par « des avantages mutuels, consciemment consentis, entre des acteurs légaux et des acteurs illégaux ». Passas précise que cette sous-catégorie « correspond probablement à l’interface la plus courante, celle par laquelle des acteurs légitimes ou conventionnels sont les clients de biens et de services offerts par des criminels (par exemple, les drogues, les jeux d’argent, les armes et les prostituées) ». Enfin, la « synergie », que Passas qualifie de « systémique ». Selon lui, « on peut parler de synergie systémique lorsque des acteurs légaux et illégaux s’enrichissent mutuellement alors qu’ils poursuivent leurs activités de manière indépendante en promouvant leurs intérêts et leurs objectifs ». Il n’y a pas ici d’entente entre acteurs légaux et illégaux, ni de relation directe de client à fournisseur. Si cette forme de symbiose est possible, c’est en raison de l’existence de facteurs structurels. Voici les exemples que propose Passas :
« Les acteurs légitimes ne font que tirer profit des activités criminelles des autres. Par exemple, les banques et autres institutions financières occidentales peuvent recevoir de l’étranger des fonds importants qui sont le produit d’activités criminelles. Dans ce cas, le blanchiment a eu lieu ailleurs et les transactions intermédiaires ont caché les traces de l’illégalité. Dans l’industrie chimique, les entreprises tirent profit des activités de réseaux qui éliminent illégalement des déchets toxiques. S’il y a entente, il s’agit d’une externalisation ; sinon […], on parle de synergie. »
4. La corruption symbiotique et le commerce illégal des espèces sauvages
Dans un article paru en 2017, Daan van Uhm et William Moreto ont appliqué la typologie de Passas à la corruption dans le contexte spécifique du commerce illégal des espèces sauvages (8). Après avoir rappelé que « nombre d’activités criminelles s’entremêlent à d’autres activités, qu’elles soient légales ou illégales », ils observent que « la collaboration entre les acteurs légaux et les acteurs illégaux met en évidence le rôle de la réciprocité dans le domaine où se mêlent le légal et l’illégal, notamment par l’utilisation de liens sociaux et informels ». Cette observation est confirmée par les éléments empiriques qu’ils ont recueillis à travers une enquête qualitative menée entre 2012 et 2014 en Ouganda, au Maroc, en Chine et en Russie. La conclusion générale de l’enquête est que la typologie de Passas constitue un cadre d’analyse pertinent pour comprendre la corruption dans le commerce illégal des espèces sauvages. Mais penchons-nous sur le cas de la Chine, dont van Uhm et Moreto rendent compte en quelques paragraphes. Selon leur synthèse, il faut, pour saisir les interfaces entre les domaines légaux et illégaux, se référer à la pratique du guanxi, ce « système des réseaux sociaux et relations d’influence qui facilite les transactions d’affaires et d’autres types d’arrangements » (9). Van Uhm et Moreto ont constaté l’importance de ces réseaux personnels et informels dans les activités commerciales liées aux espèces sauvages :
« En Chine, les liens familiaux, culturels et ethniques jouent un rôle important à différents stades du commerce des espèces sauvages. Les partenaires commerciaux doivent de préférence appartenir au même groupe ethnique chinois, situé dans la même région. Les liens sociaux avec la famille et les amis garantissent la sécurité du réseau. Nos conclusions suggèrent que les liens sociaux entretenus avec les fonctionnaires jouent souvent un rôle dans le commerce illégal des espèces sauvages. Par exemple, les garde-frontières peuvent profiter de leur accès privilégié aux animaux sauvages qui ont été confisqués, qu’ils peuvent vendre à des contacts impliqués dans la médecine traditionnelle chinoise. Le guanxi a été reconnu comme un facteur déterminant permettant de prévoir si des individus collaboreraient dans le cadre d’accords réciproques informels de ce genre. »
Il n’est cependant pas facile de se prononcer. D’abord en raison du fait, qui a été mentionné ci-dessus, que la corruption suppose une demande. Et celle-ci n’est pas seulement locale : elle est, par exemple, alimentée par les touristes qui ramènent chez eux des objets fabriqués avec des matières animales issues du trafic illégal de la faune sauvage (10). Ensuite, il est bien connu que beaucoup de pratiques tombant sous le concept de corruption au sens du droit international (que Passas considère pour construire sa typologie) ont un fondement culturel. Van Uhm et Moreto l’ont noté à propos des quatre pays dans lesquels ils ont mené leur enquête. Mais si l’on se réfère à cette dimension dans une visée explicative, cela revient à reconnaître implicitement que, loin de se limiter à la pratique de la corruption, le « fondement culturel » remplit différentes fonctions sociales et économiques. Au-delà de ces réserves, cependant, l’idée de corruption symbiotique, prise en un sens littéral, est inquiétante. Car les mécanismes sous-jacents de la symbiose sont robustes par nature. Appliqués aux sociétés humaines, ils entretiennent ce monde « ténébreux », fait d’entremêlements d’intérêts, de liens personnels et de loyautés forcées, contre lequel la lutte est, en pratique, particulièrement difficile. Alain Anquetil (1) Sources : CNRTL et Dictionnaire historique de la langue française Le Robert. (2) « FCPA » renvoie au « Foreign Corrupt Practices Act ». Voir le site du FCPA Blog. (3) « Did corruption cause the deadly coronavirus outbreak? », FCPA Blog, 30 janvier 2020. (4) « Help or hindrance? How Chinese politics affected coronavirus response », 31 janvier 2020, (5) Sources : Dictionnaire historique de la langue française Le Robert et CNRTL. (6) N. Passas, « Cross-border crime and the interface between legal and illegal actors », in P. C. van Duyne, K. von Lampe et N. Passas (dir.), Upperworld and underworld in cross-border crime, Wolf Legal Publishers, 2002. (7) Les huit sous-catégories sont les suivantes : Externalisation, Collaboration, Cooptation, Réciprocité (ou « échanges équitables »), Synergie (systémique), Relations de financement, « Interactions légales » et « Acteurs légaux prenant part à des crimes organisés ». (8) D. P. van Uhm & W. Moreto, « Corruption within the illegal wildlife trade: A symbiotic and antithetical enterprise », British Journal of Criminology, 58(4), 2018, p. 864-885. (9) Source : Lexico.com, Oxford Dictionaries. (10) Voir « Stop au pillage des espèces par les touristes », sur le site Planetoscope.com. [cite]