Le vague de certains concepts a quelque chose d’intriguant. Il donne lieu à des tentatives renouvelées de clarification, de spécification, de redéfinition. Dans le domaine de la vie des affaires, la notion de « responsabilité sociale de l’entreprise » en est un exemple. Mais une initiative de la fin de l’année dernière a illustré les effets de la présence du vague dans le langage ordinaire. Il s’agit de l’« appel » d’Eric Cantona qui invitait les citoyens français à retirer l’argent déposé dans leur banque. L’« événement » devait avoir lieu le 7 décembre 2010. Il donne l’occasion de parler du vague en général et de ses possibles effets.
Dans un article publié en 2009, Fassin et Van Rossem s’intéressent au sens des principaux concepts qui sont utilisés par les praticiens et les enseignants chercheurs dans le domaine des relations entre l’entreprise et la société (business and society) (1). Leur objectif est d’éclairer les rapports entre trois d’entre eux : éthique des affaires, responsabilité sociale de l’entreprise et gouvernance. Ils concluent à l’importance de ce dernier concept et se fondent sur les résultats de leur analyse empirique pour recommander aux entreprises de ne pas les séparer quand elles envisagent de développer des actions spécifiquement tournées vers la société. Je ne traiterai pas ici de la conduite et des conclusions de leurs travaux, mais du « vague conceptuel » (conceptual vagueness) des notions qu’ils soumettent à examen.
Dans ce domaine, le « vague » n’a rien d’une préoccupation nouvelle. Si l’on se penche sur la littérature académique, on constate que la notion de « responsabilité sociale de l’entreprise » est régulièrement « revisitée » et « redéfinie », pour reprendre les mots d’un article que Thomas Jones publia en 1980 (Corporate social responsibility revisited, redefined). Ceci répond en partie à la nécessité de préciser le sens de notions qui dépendent de multiples pratiques et de l’évolution des croyances sociales. Dans leur article, Fassin et Van Rossem commencent par rendre compte du vague en invoquant, entre autres, des considérations générales sur le processus de maturation d’un concept ou sur l’hypothèse que l’imprécision de sa définition proviendrait de la création continue de nouvelles notions dans un champ théorique donné, en l’occurrence celui de la business and society.
Je ne parlerai pas de ce qui motive la recherche de descriptions « raffinées » pour un objet d’étude comme la « responsabilité sociale de l’entreprise » (la réponse n’est pas si évidente qu’il paraît), seulement du vague en général.
J’utiliserai pour cela un événement qui a eu lieu au début du mois de décembre : l’initiative de l’ancien footballeur Eric Cantona invitant les citoyens français à retirer l’argent déposé dans leur banque (2). Elle a été notamment qualifiée d’« appel », spécifiquement d’« appel à la révolution », de « révolution » tout court, de « mouvement » et de « mouvement constructif ». Le 7 décembre 2010, jour J de l’initiative, France Culture y consacra un dossier spécial sous le titre « Faut-il retirer sa confiance aux banques ? », soulignant que, « provocation ou non, l’appel de Cantona est révélateur de la crise de confiance entre les citoyens, les banques et les dirigeants que nous vivons depuis la crise financière de 2007 ».
Comment qualifier cette initiative ? Le mot « appel », qui désigne selon le Robert un « discours ou écrit dans lequel on s’adresse au public pour l’exhorter », a été le plus utilisé dans les comptes-rendus. Mais il reste conceptuellement pauvre, comme les mots « initiative » ou « opération », également mentionnés dans la presse. Il est en outre ambigu si l’on s’en tient à ses définitions possibles. Par exemple l’une d’elles, l’« action d’appeler l’attention sur soi par un signe », renvoie à des motifs a priori plus égoïstes que ceux qui exhortent le public à faire telle ou telle chose.
Le terme « mouvement », que le Robert définit comme une « action collective (spontanée ou dirigée) tendant à produire un changement d’idées, d’opinions ou d’organisation sociale », est une description plus consistante car elle spécifie le genre des choses qu’il conviendrait de faire selon ceux qui étaient à l’origine du mouvement. Il a du reste été repris par un collectif dans l’expression « mouvement constructif » afin de préciser, comme le rapporte le journal Libération, que l’objectif « «n’est pas de faire écrouler le système»,mais «de le faire mieux fonctionner»».
Dans le cas envisagé, les noms communs « appel » et « mouvement » manquent de précision. Il y a un moyen simple de s’en convaincre. Si l’on devait répondre à la question « Que signifie cet appel ? » ou « Qu’est-ce que c’est que cet appel ? », on inclurait sans doute dans la réponse : « C’était un appel à… ». C’est-à-dire qu’on indiquerait ses causes et ses raisons, les croyances sociales qu’il manifeste, la façon dont elles se sont formées, leur justification ou leur importance. Cependant ces diverses considérations ne répondraient pas à la question posée, mais plutôt à des questions du genre : « Quelles sont les causes et les raisons de cet appel ? »
On apporterait une meilleure réponse à la question « Que signifie cet appel ? » si l’on affirmait : « C’est un avertissement » ou « C’est une menace ». Car ces mots pourraient permettre de décrire la situation et le type de relations que l’« appel » aurait contribué à créer.
L’option de l’« avertissement », qui vise d’après le Robert à « informer (quelqu’un) de quelque chose afin qu’il y prenne garde, que son attention soit appelée sur elle », est intéressante parce qu’elle désigne « quelqu’un », c’est-à-dire la personne destinataire de l’avertissement. C’est bien ainsi que l’ont compris les journalistes qui interviewèrent des responsables de banques pour leur demander s’ils avaient pris des mesures spécifiques le 7 décembre. Mais le destinataire peut être compris différemment : certaines catégories de banques, leurs dirigeants, le public, l’Etat, le « système », etc.
En outre le caractère vague de l’avertissement s’accroît si l’on en retient une définition plus conceptuelle, telle que celle de Thomas Schelling. Il précise qu’un avertissement (dans le contexte d’un jeu de stratégie) est une « véritable information » qui est « bénéfique pour les deux parties en présence » et « vise à éviter une issue indésirable de la « partie » en cours grâce à une meilleure compréhension du jeu par l’adversaire » (3). Mais la situation envisagée, celle de l’« appel de Cantona », se prête mal à une telle conceptualisation, ne serait-ce que parce que l’existence d’un « jeu », plus précisément d’une interaction entre des protagonistes bien identifiés, n’était pas du tout certaine.
La « menace », qui suppose selon le Robert « de faire craindre » à un adversaire « le mal qu’on lui prépare », semble une meilleure candidate à cause d’un fait qui fut à peine repris dans les articles de presse : le mot « menace » fut employé par Eric Cantona dans la vidéo publiée par Presse Océan (« Il y a une vraie menace »). Mais il ne convient pas plus que son compère « avertissement » pour conceptualiser l’initiative du 7 décembre. Cela découle de l’exigence qu’une menace doit être plausible. Comme le dit Schelling à propos de l’exemple d’une barque que je menace de faire chavirer : « pour que ma menace devienne efficace, il me faut réellement mettre la barque en danger ». Car il est essentiel que l’autre passager soit « convaincu de mes intentions ». La définition de Schelling ne pourrait s’appliquer à l’« appel de Cantona » que si la « barque », en l’occurrence le système bancaire, avait été effectivement mis en danger.
Mais la menace potentielle est restée potentielle. Elle l’est restée dans les faits mais aussi, et de façon significative, dans le langage. Plus précisément, la traduction de l’initiative de Cantona dans le langage ordinaire est restée « vague », comme je l’ai indiqué plus haut.
Mais il serait faux de croire que cela lui a nui. Car le vague peut avoir des effets positifs. J’en parlerai dans un prochain article.
Alain Anquetil
(1) Fassin, Y., & and Van Rossem (2009), A. Corporate Governance in the Debate on CSR and Ethics: Sensemaking of Social Issues in Management by Authorities and CEOs, Corporate Governance: An International Review, 17(5), pp. 573–593.
(2) Elle trouve son origine dans une vidéo publiée par Presse Océan le 8 octobre 2010. Cf. aussi le dossier de France Culture.
(3) Schelling, T. C. (1980). The strategy of conflict. The President and Fellows of Harvard College. Trad. R. Manicacci, Stratégie du conflit, PUF, 1986.