Dans la vie des affaires contemporaines, on parle souvent des « bonnes pratiques » – ou des « best practices ». Ce sont des lignes de conduite souhaitables qui visent un certain résultat. Dans l’expression « bonne pratique », l’adjectif « bon » peut prendre au moins un sens fonctionnel et un sens moral. Mais ce dernier ne devient significatif, d’un point de vue éthique, qu’à condition de donner au concept de pratique une définition « épaisse ».
On sépare d’ordinaire les usages descriptifs et évaluatifs d’un mot. Mais cette différence est parfois difficile à établir. Lorsque l’on dit à un ami : « Ce que tu as fait était courageux », on décrit son action (elle se caractérise par du courage) en même temps qu’on l’évalue positivement.
Il y a bien sûr quantité de mots apparemment « neutres », c’est-à-dire qui ne renvoient pas, dans leur usage, à une louange ou à un blâme. C’est le cas du mot « pratique », très employé dans le langage ordinaire.
Comme nom commun, il désigne, entre autres, une activité, c’est-à-dire un ensemble d’actions coordonnées visant un certain résultat. Aristote affirmait que « toutes nos actions se rattachent nécessairement à sept causes diverses : le hasard, la contrainte, la nature, l’habitude, le calcul, la colère et le désir passionné » (La Rhétorique, I, 10, VIII). La pratique vise la réalisation d’une chose extérieure à nous (elle relève de la production, dont le résultat est par exemple l’œuvre de l’artiste), ce qui suppose le « calcul » (il faut choisir entre plusieurs manières de faire), l’« habitude » (une pratique est « une manière habituelle d’agir », dit le dictionnaire Robert à propos du sens dont il est question ici), parfois la « passion » au sens moderne d’un désir vif et constant.
Il y a un moyen simple de vérifier que le mot « pratique » est neutre : c’est de constater que, lorsqu’on évalue une pratique, on lui accole nécessairement une épithète. Celle-ci est souvent très générale. On se contente volontiers des mots « bon » ou « mauvais ».
Il en est ainsi de la vie des affaires. On y parle fréquemment des « bonnes pratiques » (« best practices »). Ce sont des lignes de conduite souhaitables, qui relèvent de l’autorégulation (1). Elles sont énoncées suivant une démarche de ce genre : description d’une fin souhaitable, identification de critères issus de cette description, recensement de cas et sélection de ceux qui satisfont totalement ou partiellement ces critères. Les bonnes pratiques de développement durable en sont un exemple (2).
La démarche d’identification des bonnes pratiques produit elle-même des effets : elle favorise les échanges, contribue à la constitution d’une communauté de « praticiens », permet d’intéresser des acteurs non directement impliqués, rappelle enfin l’importance de l’idéal poursuivi.
Je n’irai pas plus loin dans la recherche des avantages de ces démarches et des bonnes pratiques qui en résultent. Je m’interrogerai seulement sur le sens du mot « bon » dans « bonne pratique », en soulignant quatre aspects.
1. C’est d’abord un sens fonctionnel. Une « bonne pratique » est une pratique qui remplit sa fonction, celle de contribuer efficacement à réaliser la fin qui constitue sa raison d’être.
2. L’adjectif « bon » a aussi un sens normatif. Car si une « bonne pratique » peut être décrite de façon narrative, comme lorsque l’on expose les étapes d’un projet, elle peut l’être aussi à l’aide d’un ensemble de règles. Une pratique « bonne » se comprend alors comme une séquence d’opérations conformes à ces règles. L’expression « mettre en pratique » s’accorde bien avec ce sens particulier.
3. Le caractère « bon » d’une pratique peut aussi provenir de la valeur de transparence qui lui est associée. Adopter une « bonne pratique » implique souvent de placer ses manières de faire sous le regard d’autrui. En ce sens la « bonne pratique » s’écarte de ce que l’on appelle les « ficelles du métier ».
4. Ceci suggère que l’adjectif « bon » peut ici avoir un sens moral. On peut évidemment penser qu’une pratique est bonne parce que l’idéal qu’elle poursuit est lui-même jugé bon et parce qu’elle n’inclut pas de mauvaises manières de faire – par exemple, les bonnes pratiques associées à l’idéal d’une bonne gouvernance d’entreprise ne peuvent inclure des procédures de décision arbitraires. Mais ce point mérite d’être précisé.
Alasdair MacIntyre affirme qu’une pratique constitue l’un des lieux où se cultivent et se développent les vertus morales. Il précise toutefois qu’il utilise « le mot « pratique » dans un sens spécifique qui ne s’accorde pas totalement avec l’usage ordinaire… ». Par exemple, écrit-il, « planter des navets n’est pas une pratique, l’agriculture en est une ». (3)
L’ambition de MacIntyre est de situer la définition d’une pratique à un niveau de description suffisamment élevé pour traiter de la question du rapport entre les vertus de ceux qui y participent (des agriculteurs pour l’agriculture, des joueurs pour le football ou les échecs) et les différentes fins visées. Parmi elles, certaines sont internes à la pratique (par exemple l’excellence du travail), d’autres externes (le profit ou la réputation). L’équilibre de ces fins est en soi un bien que tout participant à la pratique doit rechercher.
Ainsi conçue, une pratique renvoie à des concepts moraux substantiels qui vont bien au-delà de la seule conformité. Or, il n’est pas du tout certain que les « bonnes pratiques » auxquelles il est fait référence dans de nombreux domaines de la vie des affaires renvoient à une conception aussi moralement significative ou « épaisse » de la pratique. Peut-être y gagne-t-on en clarté et en efficacité, mais peut-être y perd-on de vue l’importance que revêtent les pratiques dans la vie morale.
Alain Anquetil
(1) Cf. par exemple http://www.businessdictionary.com/definition/best-practice.html
(2) Cf. par exemple : le rapport de l’ORSE (Observatoire de la Responsabilité Sociétale des Entreprises),
(3) A. MacIntyre, After virtue, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1984. Trad. L. Bury, Après la vertu, Paris, PUF, 1997.