Notre précédent billet traitait des stratégies d’influence de certaines entreprises multinationales. Conçues pour préserver leurs intérêts matériels, ces stratégies sont dénoncées par des citoyens et des ONG qui considèrent non seulement qu’elles aggravent la crise écologique, mais aussi qu’elles recourent à des méthodes brutales, par exemple à différentes formes d’intimidation. Les descriptions qu’ils en donnaient – elles étaient à l’origine de notre billet – auraient pu s’appliquer à un régime politique autoritaire. D’où la conjecture suivante : si le pouvoir de certaines multinationales est analogue à celui de régimes politiques dictatoriaux, les stratégies d’opposition et de résistance doivent-elles aussi s’inspirer de celles qui visent à lutter contre de tels régimes ?
Dans cet article, je discute d’une stratégie qui a été proposée à la fin des années 1970 par le philosophe et mathématicien tchécoslovaque Václav Benda : la création d’une « polis parallèle » – que l’on pourrait traduire par « cité parallèle » ou « société civile parallèle ». Il n’est pas question ici de chercher à montrer qu’une telle voie devrait être retenue pour contourner les stratégies d’influence de certaines entreprises multinationales – il existe aujourd’hui des modes de vie alternatifs et quantité d’initiatives qui pourraient se rapprocher de l’idée de Václav Benda (1) –, mais d’explorer l’extension possible de la « polis parallèle » à ce cas.
1.
Václav Benda était aussi un dissident à l’époque où la Tchécoslovaquie avait le statut d’une « démocratie populaire ». Co-auteur de la Charte 77, publiée le 1er janvier 1977 (2), il rédigea le 17 mai 1978 un court essai intitulé « La polis parallèle », puis, le 1er juin 1987, un autre texte dans lequel il proposait une analyse rétrospective de son idée (3).
Commençons tout de suite par la définition de la polis parallèle figurant dans l’essai de 1978, auquel il est utile d’adjoindre une observation spécifique :
« La plupart des structures liées peu ou prou à la vie de la cité (c’est-à-dire à la vie politique) fonctionnent de façon ou tout à fait insuffisante ou franchement délétère. Je propose donc que nous nous unissions dans l’effort pour créer progressivement des structures parallèles, susceptibles de suppléer, du moins dans une mesure limitée, les fonctions généralement utiles, voire indispensables, qui ne sont pas assurées ; là où la chose sera possible, il faudra exploiter aussi les structures existantes en les ‘humanisant’.
[…]
Les structures parallèles […] devront tôt ou tard accéder à une existence autonome […] surtout parce que, sinon, nous aurions bâti, non pas une polis parallèle, mais un ghetto. »
La polis parallèle était pour Benda une troisième voie de résolution du problème politique « exceptionnellement stable » et « profondément immoral » auquel était confrontée la Tchécoslovaquie (4). Les deux autres voies, le conflit et le compromis, ne lui paraissaient pas, selon ses propres mots, des réponses prometteuses aux questions posées.
Dans l’extrait ci-dessus, Benda remarque que la polis parallèle devrait être une société perméable, non un univers clos à l’image d’un « ghetto ». Les raisons en étaient d’abord conceptuelles. Suivant l’esprit de la Charte 77, les valeurs promues par la polis étaient intrinsèquement morales et légitimes d’après une perspective universelle – elle avait une « prétention universelle », écrivait Benda en 1987. Il fallait « conserver à l’avenir notre point de départ dans l’obligation et la mission morale comme moment unificateur et source de la dynamique ».
Les raisons étaient également pratiques. À cet égard, Benda insistait sur les relations que pourrait entretenir la polis parallèle avec des institutions étrangères. Elle devrait être capable de « résister aux pressions en profitant à fond de la solidarité internationale, voire en la sollicitant ».
2.
Dans l’essai écrit en 1987, Václav Benda éclaire la mission de la polis parallèle et explique les raisons pour lesquelles il a choisi cette expression singulière.
Sa mission contient une finalité morale. La polis parallèle devrait favoriser « la naissance permanente de foyers de liberté toujours nouveaux » et permettre de « conquérir encore et encore de nouveaux espaces, d’étoffer son parallélisme et de le rendre toujours plus présent ». Dans le contexte totalitaire où elle se situe (5), mais aussi au-delà de ce contexte, sa fin est de « revenir à la vérité, à la justice, à un ordre des valeurs qui ait un sens, [de] faire à nouveau reconnaître le caractère inaliénable de la dignité humaine et la nécessité du vivre-ensemble dans la responsabilité et l’amour mutuels ».
Quant au choix de l’expression « polis parallèle », Benda s’en explique avec précision.
D’abord le mot « polis ». Benda évite, comme nous l’avons noté plus haut, de suggérer que la communauté parallèle serait une communauté fermée. Au contraire, elle serait résolument ouverte et accessible, enveloppant la « collectivité nationale au sens le plus large du terme – avec la défense de toutes les valeurs, institutions et conditions matérielles auxquelles l’existence d’une telle collectivité est liée ».
Ensuite, le mot « parallèle ». Il semble de portée modeste si l’on pense à la visée morale de la polis conçue par Benda. Voici la justification qu’il propose à son emploi :
« [L’adjectif « parallèle »] confirme avant tout la différence, sans aller jusqu’à l’indépendance totale, car un cours parallèle n’est possible que s’il existe certains égards, un certain respect mutuel. »
Et il ajoute que, contrairement à l’image géométrique de droites qui ne se croisent jamais, la polis parallèle pourrait « recouper en certains points » la polis officielle.
Le mot « parallèle » recouvre aussi le fait que certaines activités humaines, comme la philosophie et la théologie, n’ont pas d’équivalent – d’« homologue » – dans la polis officielle. Il conférerait à la polis un caractère global et non local.
3.
Ajoutons deux observations.
Parmi les définitions du mot « parallèle », on en trouve une qui s’ajuste à l’intention de Václav Benda :
« [En parlant d’un organisme, d’une institution, d’une activité ; plus rarement d’une personne] Qui agit, fonctionne à côté d’un organisme, d’une institution de même nature (mais dont l’aspect est officiel) ; qui s’exerce en marge des dispositions légales, réglementaires. » (6)
Cette définition inclut à la fois le fait de vivre « à coté » ou « en marge », et l’absence de divergence, ce que dénote l’expression « de même nature ». Dans le cas des deux polis, l’officielle et la parallèle, cette absence de divergence signifie que ce que les êtres humains ont en commun, par exemple l’usage d’une même langue et l’appartenance à une même culture, est propre à toute cité. Pour cette raison, et pour d’autres raisons plus pragmatiques, le parallélisme autorise une coexistence entre les deux polis. Appliqué au cas de la polis parallèle, il suppose que l’indifférence manifestée à l’égard de la polis officielle devrait permettre à la polis parallèle de se développer de manière autonome, en évitant peut-être de subir des mesures de rétorsion de la part de l’autre cité.
L’intérêt du parallélisme, c’est aussi de permettre une comparaison, ce que n’autorise pas aussi clairement la confrontation – l’une des trois stratégies de résistance envisagées par Benda. Parce que la confrontation mobilise l’attention, elle risque de masquer les différences qualitatives entre les modes de vie et les fins morales des deux polis – encore que la polis officielle dont parlait Benda ne visait aucune fin morale, comme il l’a souligné à maintes reprises. C’est pourquoi il était nécessaire de concevoir la polis parallèle comme une totalité dont les fins visent à l’universalité.
La deuxième observation concerne l’usage du mot grec polis. Benda n’explique pas son emploi. Il précise seulement qu’il est synonyme du mot « structure ». Toutefois, si le mot polis est peu utilisé en France dans le langage ordinaire, il l’était, semble-t-il, dans l’environnement linguistique tchécoslovaque des années 1970, où il était l’équivalent du mot « obec ». Selon H. Gordon Skilling et Paul Wilson, ce mot désigne « une communauté en un sens plus général qu’une municipalité, une paroisse ou une congrégation » (7). Ce caractère de généralité s’accorde avec le sens de la polis.
Notons cependant que la polis parallèle selon Benda était, au moins dans sa phase initiale, une cité sans Etat. Ce n’était pas le cas de la polis grecque, traduite souvent par « cité-Etat ». Mais l’« Etat », dans le contexte des cités-Etats, devait être compris comme « l’affaire commune » des citoyens, selon les termes de Jean-Pierre Vernant (8). L’Etat se confondait avec eux. Que les membres de la polis parallèle se confondent avec l’Etat, voici une affirmation à laquelle Václav Benda aurait sans doute consenti.
Remarquons trois autres caractéristiques de la polis qui s’accordent également à l’expression « polis parallèle ».
La première est géographique. La polis n’était pas restreinte à l’espace urbain : elle incluait aussi un espace non urbain.
La seconde caractéristique vient du lien entre l’avènement de la polis et la construction d’une vision ordonnée du monde incluant le monde naturel. Ce qui importe ici, c’est l’assise conceptuelle et pratique que constitue l’organisation de la cité, et les concepts moraux et politiques qui lui sont associés. Dans le texte qui suit, Jean-Pierre Vernant souligne l’importance d’une telle assise, qui transparaît dans les cosmogonies des philosophes de l’Ecole de Milet au VIème siècle avant J.-C. :
« Pour construire les cosmologies nouvelles, [les philosophes de l’Ecole de Milet] ont utilisé les notions que la pensée morale et politique avait élaborées, ils ont projeté sur le monde de la nature cette conception de l’ordre et de la loi qui, triomphant dans la cité, avait fait du monde humain un kosmos. » (9)
Troisième caractéristique : la polis est le lieu de la parole, du débat public, de la défense de points de vue opposés à travers l’argumentation. « Toutes les questions d’intérêt général […] sont maintenant soumises à l’art oratoire et devront se trancher au terme d’un débat : il faut donc qu’elles puissent se formuler en discours, se couler dans le moule de démonstrations antithétiques, d’argumentations opposées », écrivait Jean Pierre Vernant (10).
4.
Ces considérations ouvrent la voie à une réflexion sur l’application de l’idée de polis parallèle à des situations apparemment analogues à celles des régimes totalitaires. Répétons-le, cette réflexion existe déjà, au sein et en-dehors de l’écologie politique. Notre intention était ici d’extraire ses principaux attributs. Visant des fins morales, la polis parallèle permet de rassembler des citoyens soucieux de les réaliser. Une telle communauté pourrait être un antidote indirect aux stratégies d’influence et au pouvoir de certaines multinationales.
Bien sûr, à cause des différences manifestes de contextes, la transposition de la polis parallèle, vue comme une méthode de résistance à long terme aux stratégies d’influence de certaines multinationales, paraît illusoire. Mais il reste les idées. Elles ont une portée indépendante du contexte. Communauté humaine visant des fins morales, indépendante mais perméable, ouverte au débat mais acceptant les avis divergents, plaçant à la première place la dignité de ses membres, non violente, ayant le caractère d’une totalité et incluant une dimension politique : voici une partie des idées portées par la polis parallèle. C’est cette totalité, mais une totalité non aliénante, non coercitive, non exclusive, et, pourrait-on dire, non identitaire, qui constitue le message intemporel, et transposable, de Václav Benda. Sans doute cette totalité se retrouve-t-elle, au moins à un état embryonnaire, dans beaucoup d’initiatives contemporaines qui répondent, entre autres, à cette maxime : « Si on attend que les politiques fassent des choses, on peut attendre très longtemps » (11).
Benda doutait du pouvoir de transformation de la polis parallèle. « Il est probablement impossible que la polis parallèle détruise le pouvoir totalitaire, s’y substitue ou le transforme (réforme, humanise, démocratise – peu importe le mot) pacifiquement », écrivait-il en 1987. On peut émettre l’hypothèse que sur ce point, et, bien sûr, en transposant son idée de façon appropriée, il avait tort.
Alain Anquetil
(1) Voir en particulier le site « Il est encore temps », dont il était question dans l’émission de France Culture « De cause à effets, le magazine de l’environnement » le 14 octobre 2018.
(2) Voir la « Déclaration constitutive de la Charte 77 » reproduite dans la revue Tumultes, 32-33, 2009/1, p. 389-394.
(3) V. Benda, « La polis parallèle », 1978, in La polis parallèle et autres essais (1978-2989) (p. 19-34), Desclée de Brouwer, 2014 ; « La polis parallèle : sa situation, ses perspectives, son sens », 1987, in La polis parallèle et autres essais (1978-1989) (p. 119-134), Desclée de Brouwer, 2014.
(4) Expressions utilisées dans l’essai « Petite autoévaluation nocturne », janvier 1978, dans V. Benda, « La polis parallèle et autres essais », op. cit.
(5) Le contexte est évidemment essentiel. Voir ces mots d’un auteur anonyme : « Des notions telles que ‘la société indépendante’, ‘la seconde culture’, ‘la littérature non officielle’, ‘samizdat’, ‘les initiatives indépendantes’, ‘les structures parallèles’, ‘l’auto-organisation de la société’, ‘l’auto-défense sociale’, etc., trouvent leur origine dans les systèmes communistes totalitaires. Elles caractérisent les conflits survenant entre, d’une part, une pensée et un comportement autonomes, et, d’autre part, l’Etat totalitaire, qui exige un contrôle de tous les aspects de la vie sociale. Dans les systèmes démocratiques et autoritaires, les institutions autonomes de la vie sociale sont une réalité de la vie ; dans les systèmes totalitaires, ces institutions doivent lutter pour exister. » (H. G. Skilling et P. Wilson (dir.), Civic freedom in Central Europe. Voices from Czechoslovakia (p. 42-47), Palgrave Macmillan, 1991.)
(6) Source : CNRTL.
(7) H. G. Skilling et P. Wilson (dir.), Civic freedom in Central Europe. Voices from Czechoslovakia (p. 35-41), Palgrave Macmillan, 1991.
(8) « […] À la place du Roi dont la toute-puissance s’exerce sans contrôle, sans limite, dans le secret de son palais, la vie politique grecque se veut l’objet d’un débat public, au grand jour de l’Agora, de la part de citoyens définis comme des égaux et dont l’Etat est l’affaire commune ». (J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, reproduit dans Œuvres. Religions, rationalités, politique, Editions du Seuil, 2007).
(9) J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, op. cit.
(10) Ibid.
(11) Le propos est de l’humoriste Nicolas Meyrieux, dans l’émission de France Culture citée à la note 1.
(12) V. Benda, « La polis parallèle : sa situation, ses perspectives, son sens », op. cit.
[cite]