Deux ans après l’article de Preuss dont je proposais un commentaire dans le précédent article (1), Grahame Dowling publiait, dans le Journal of Business Ethics, un article s’efforçant de répondre à la question suivante : l’optimisation fiscale des entreprises est-elle socialement irresponsable ? (2) Son argument partait aussi du constat que les spécialistes universitaires de la responsabilité sociétale de l’entreprise avaient jusqu’alors peu réfléchi aux « problèmes » (issues) soulevés par le paiement par les entreprises de leurs impôts (3). J’en rends compte ici dans le contexte du débat, encore très nourri, autour des Panama papers (4). Près de 70 ans après les débuts académiques de la RSE (5), Dowling, comme d’autres, évoque des interrogations bien connues sur la portée de la RSE – des interrogations suscitées par des mouvements sociaux tels que Occupy Wall Street, qui, selon ses termes, ont alimenté le sentiment que « beaucoup de grandes entreprises ont laissé tomber l’État et la plupart des secteurs des sociétés dans lesquelles elles opèrent ». S’il s’intéresse à l’évaluation des pratiques d’optimisation fiscale selon les critères de la RSE, ce n’est pas en raison d’un intérêt intrinsèque pour le sujet, mais parce qu’il permet de tester ce que devrait être, en théorie et en pratique, la portée de la responsabilité sociétale d’une entreprise. On affirme souvent, selon une conception large de la question (selon laquelle la RSE devrait contribuer au bien-être général et non seulement satisfaire des parties prenantes), que toute entreprise devrait aller au-delà de ce qu’elle est obligée de faire en raison de la loi et d’autres contraintes externes. Cela pourrait-il inclure, demande Dowling, de payer plus d’impôts que nécessaire ? Dans son article, il s’intéresse à une autre forme de cette question : « Si une entreprise ne paie aucun impôt sur ses profits, devrait-on considérer qu’elle est socialement irresponsable ? » Elle peut sembler mal posée dans la mesure où l’optimisation fiscale est légale. Par définition, les entreprises qui font le choix de ces pratiques, dont la finalité est d’augmenter le revenu de leurs actionnaires, respectent la lettre de la loi. Mais répondre de ses actes devant la société ne suppose-t-il pas de respecter aussi l’esprit de la loi ? En outre, si une entreprise se déclare socialement responsable, peut-elle sans contradiction chercher à minimiser le montant de son impôt (ce qui est précisément le cas des entreprises auxquelles Dowling se réfère dans son article) ? L’article comprend une série de sections intéressantes quoique peu approfondies, dont le mérite est plus de présenter différentes facettes de la question que d’y apporter une réponse approfondie. On y trouve, par exemple, une analyse morale succincte des pratiques d’optimisation fiscale (dont fait partie le recours à des sociétés offshore, mentionné par l’auteur en même temps que les manipulations comptables et juridiques), où le travail de Preuss est cité. Mais Dowling ne recourt à aucune théorie morale normative. Il signale surtout que ceux qui s’opposent à ces pratiques considèrent qu’elles constituent un problème moral (notamment de justice et de bienveillance, deux valeurs mises en avant, selon l’auteur, par les tenants de la RSE en un sens large), voire qu’elles sont à première vue immorales, tandis que ceux qui ne s’opposent pas à ces pratiques estiment qu’elles ont un caractère amoral. Cette distinction simple, qui aurait nécessité une analyse plus substantielle (visant par exemple à montrer la faiblesse des arguments des défenseurs de l’amoralité), peut être rapprochée de trois interprétations de l’impératif selon lequel une entreprise doit respecter l’esprit de la loi en matière d’obligations fiscales. Selon la première, l’esprit de la loi correspond aux attentes de la société, plus précisément au contrat explicite et implicite qui lie toute entreprise aux sociétés dans lesquelles elle opère. Payer l’impôt doit ici être considéré comme un juste retour, l’expression d’une juste réciprocité qui s’applique de façon égale à tous les membres de la société. Naturellement, s’agissant des entreprises internationales, le rapport contributions – rétributions doit être estimé pour chacune de leurs implantations. Dowling met l’accent sur le problème de réciprocité posé par le cas d’une entreprise qui ne paie pas d’impôt dans le pays où elle crée de la valeur, là où elle bénéficie également d’infrastructures évoluées, mais dans un pays à taux d’imposition nul. Selon cette conception de l’esprit de la loi, que Dowling qualifie de « sociétale », une entreprise socialement responsable ne devrait pas pratiquer ce genre d’optimisation fiscale. Elle devrait respecter un principe de réciprocité fondé à la fois sur un rapport empirique entre contributions et rétributions et sur la croyance populaire en l’idée que les entreprises devraient donner un juste retour aux sociétés dans lesquelles se situent leurs activités. La seconde interprétation de l’esprit de la loi ne recourt pas à ce type de considération, mais aux fondements de la loi fiscale tels qu’ils apparaissent dans les textes officiels, en particulier dans leurs préambules. Des cas spécifiques de détermination de l’impôt dû par une entreprise internationale peuvent ainsi faire l’objet de négociations fondées sur des principes généraux. L’esprit de la loi a ici une nature politique, orientée vers l’efficacité. La troisième interprétation est, selon les mots de Dowling, « qu’il n’existe aucun esprit de la loi qui soit indépendant du langage de la loi ». Si, dans certains cas empiriques, la loi fiscale exige une interprétation, c’est à la jurisprudence de prendre position et de déterminer ce qui sera qualifié par la suite d’« esprit de la loi ». Pour Dowling, ceux qui soutiennent cette manière de voir sont prompts à considérer que l’impôt a en général une nature arbitraire qui le rend comparable aux prélèvements qu’opéraient les souverains et seigneurs dans l’Europe du Moyen Âge. Ils vont jusqu’à juger que l’optimisation fiscale est une activité moralement légitime, y compris si elle amène à jouer avec la lettre de la loi (rules lawyering) pour atteindre ses fins. La première interprétation est, selon Dowling, la seule qui soit compatible avec une conception large de la RSE. C’est après avoir tiré cette conclusion – par ailleurs conforme au sens commun puisque l’interprétation en question est celle que soutient le sens commun – qu’il invoque plusieurs études montrant que de très grandes entreprises, ayant un rayonnement mondial, ont pratiqué l’optimisation fiscale. Ceci a pour effet – et c’est un effet fondamental – de brouiller l’idée que les observateurs avisés et le public se font de la RSE :
« Parce que de grandes entreprises, par ailleurs très respectées, sont des modèles (role models) dans le monde économique et dans la société, et parce que l’optimisation fiscale à laquelle elles procèdent porte sur des sommes d’argent significatives, cette question affecte l’essence même des conceptions modernes de la RSE ».
Et, citant une étude de 2008 (6), il ajoute que
« des entreprises qui mettent en œuvre des pratiques comptables visant à réduire leur base imposable étaient aussi le plus souvent celles qui utilisaient leurs activités en matière de RSE pour détourner l’attention et éviter les critiques potentielles que des parties prenantes non actionnaires auraient pu formuler à l’égard de leurs pratiques comptables ».
L’article de Dowling s’achève par dix principes qui devraient, selon lui, guider la politique fiscale des grandes entreprises. Mais l’on retiendra surtout de ce travail de recherche que la manière dont une entreprise accomplit ses obligations fiscales est un test fiable de son engagement envers les principes de la RSE au sens large. Encore faut-il pouvoir le réaliser. Car apprécier la politique fiscale des grandes entreprises internationales suppose, en pratique, de disposer d’une quantité significative de données dont certaines, du fait de la loi en vigueur dans des centres financiers extraterritoriaux, relèvent du secret. Alain Anquetil (1) L. Preuss, « Responsibility in paradise? The adoption of CSR tools by companies domiciled in tax havens », Journal of Business Ethics, 110, 2012, p. 1-14. (2) G. R. Dowling, « The curious case of corporate tax avoidance: Is it socially irresponsible? », Journal of Business Ethics, 124, 2014, p. 173-184. Preuss traitait aussi de l’évasion fiscale, ce qui n’est pas le cas de Dowling. (3) L’article de J. Christensen et R. Murphy (« The social irresponsibility of corporate tax avoidance », Development, 7(3), 2004, p. 37-44) est souvent cité à l’appui de cette observation. (4) On se référera à la série d’émissions que France Culture a récemment consacrées à ce thème dans Cultures Monde. (5) L’ouvrage de H. Bowen, Social Responsibilities of the Businessman, University of Iowa Press, 1953, est considéré comme son point de départ. (6) D. Prior, J. Surroca, et J. A. Tribo, « Are socially responsible managers really ethical? Exploring the relationship between earnings management and corporate social responsibility », Corporate Governance, 16(3), 2008, p. 160-177. [cite]