L’émission Le Grain à Moudre du 12 mars 2014 sur France Culture (Le colbertisme est-il une idée neuve ?) proposait un débat sur les modes d’intervention de l’État français dans l’économie. Il y fut question de prises de participations dans des entreprises privées (par exemple Alstom il y a dix ans ou PSA récemment) et de la création en février 2014 d’une société publique, la « Compagnie nationale des mines » (cf. « Montebourg dote l’État d’un bras armé dans le secteur des mines »), une première depuis vingt ans. De nombreux autres modes d’intervention sont bien sûr à la disposition des pouvoirs publics. Parmi ceux-ci se trouve depuis peu un outil de planification économique, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective, créé en 2013. Le présent article s’inspire de ce « lieu d’échanges et de concertation », non pas pour discuter de ses missions ou d’un possible retour à la planification (celle qui naquit en 1946 pour s’achever avec le 10ème plan en 1992), mais pour explorer le possible rapport entre la planification et la théorie des parties prenantes.
La planification française a été jusque dans les années 80 un mode essentiel d’intervention de l’État dans l’économie. Le premier plan – dit « plan Monnet » (1946-1952) – portait sur certains secteurs industriels prioritaires. Il visait la reconstruction. Les deux plans suivants, dits de modernisation et d’équipement, couvraient l’ensemble des secteurs industriels. Les autres plans qui leur succédèrent s’adaptèrent à un environnement économique changeant, témoignant du caractère flexible et adaptatif de la planification française. « Le plan français a été une création continue, perfectionnant ses méthodes », remarquait ainsi Yves Trotignon (1).
Une autre caractéristique de la planification française a été la concertation. Elle eut notamment lieu au sein des Commissions de modernisation et d’équipement, qui étaient chargées de mettre en œuvre le plan. Marcel Baleste rappelait ainsi que ces commissions rassemblaient « les porte-parole des grandes catégories socioprofessionnelles : hauts fonctionnaires, dirigeants d’entreprise, syndicalistes. Leur rencontre [devait] favoriser les échanges d’informations, la confrontation des différents points de vue et une meilleure prise de conscience des problèmes » (2). Il s’agissait, comme le déclarait Pierre Massé, qui fut à l’origine du quatrième plan (1962-1965), non pas de « départager des vainqueurs et des vaincus, mais de dégager une vue commune sur l’avenir d’une activité économique ou sociale en fonction de l’objectif national de développement » (3).
On retrouve, dans les objectifs du Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP), créé par décret du 22 avril 2013, la même idée de concertation. Selon les indications figurant sur son site, le CGSP est en effet un « lieu transversal de concertation et de réflexion ». Outre le fait « d’éclairer les pouvoirs publics sur les trajectoires possibles à moyen et long termes pour la France en matière économique, sociale, culturelle et environnementale », il a pour mission de « redonner vigueur à la concertation avec les partenaires sociaux et développer le dialogue avec les acteurs de la société civile ».
Malgré son caractère indicatif (les plans français n’étaient pas impératifs comme ceux mis en œuvre en U.R.S.S.), la planification française a été remarquée pour son originalité et a même fait l’objet d’une certaine admiration, comme le notait Trotignon : « [Son] côté indicatif […] en a fait un modèle envié à l’étranger parce qu’évitant les excès de la rigidité soviétique ou du « laisser-faire » libéral. Située à mi-chemin des deux systèmes, l’économie française a été qualifiée de « concertée » ou encore de « contractuelle », le concert ou le contrat s’établissant entre l’État et les producteurs. »
L’idée de concertation n’est pas sans rapport avec l’esprit de la théorie des parties prenantes, l’une des références normative et pratique de l’éthique des affaires et de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). On pourrait même parler, à cause de l’idée de concertation, d’une « coïncidence » entre l’esprit de la planification et l’esprit de la théorie des parties prenantes. Cette coïncidence se trouve notamment exprimée par François Lépineux dans un texte rapprochant la théorie des parties prenantes et le concept de cohésion sociale (4).
Comparant les conceptions française et américaine de la cohésion sociale, Lépineux affirme que « la société française se caractérise par une longue tradition républicaine, véhiculant un idéal d’égalité et de fraternité. La cohésion sociale […] va de pair avec la solidarité. » Puis il établit un lien entre ce fondement axiologique de la cohésion sociale et les politiques publiques qui ont été mises en œuvre à partir de 1945, dont certaines passaient par le truchement de la planification : « Cette idée de solidarité, qui a émergé au moment de la Révolution, fut le principe déterminant des politiques publiques au lendemain de la seconde guerre mondiale. La conception de la cohésion sociale qui prévaut en France est associée à un souci de promouvoir la mixité sociale, à travers un processus d’intégration impulsé par l’État […]. Le modèle français de société est typiquement républicain : il implique le « vivre ensemble », et non côté à côte, et recherche donc l’intégration de tous dans un même ensemble : la nation. »
Lépineux défend la thèse selon laquelle la cohésion sociale pourrait apporter un fondement normatif à la théorie des parties prenantes dans le contexte européen. Il propose des éléments empiriques à l’appui de cette thèse, notant que le renforcement de la cohésion sociale est, pour beaucoup d’entreprises européennes, un objectif de leurs politiques de RSE. « En Europe », écrit-il, « nombre d’entreprises qui s’efforcent de se comporter de manière plus socialement responsable, et qui développent des relations avec leurs parties prenantes, le font notamment dans le but de renforcer la cohésion sociale ».
Revenons à l’esprit de la planification. Qu’il s’agisse de sa formule initiale (les dix plans qui ont couvert la période allant de 1945 à 1992) ou de celle créée récemment (le Commissariat général à la stratégie et à la prospective), l’idée de concertation y est centrale. Cette concertation vise l’intérêt général. Elle se distingue en cela de nombre de think tanks ou de groupes de réflexion porteurs d’intérêts spécifiques. Et elle contribue dans une certaine mesure à la cohésion sociale, ce qui, dans la perspective mise en avant par Lépineux, rapproche de façon suggestive l’esprit de la planification de l’esprit de la théorie des parties prenantes.
Alain Anquetil
(1) Yves Trotignon, La France au XXème siècle, I. Jusqu’en 1968, Paris, Bordas, 1976.
(2) Marcel Baleste, L’économie française, Paris, Masson, 1976.
(3) In Baleste, op. cit.
(4) François Lépineux, « Théorie normative des parties prenantes et cohésion sociale », in M. Bonnafous-Boucher & Y. Pesqueux (dir.), Décider avec les parties prenantes, Paris, La Découverte, 2006.