Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

On a dit que la manière dont est menée la guerre en Ukraine était « archaïque ». L’adjectif – qui désigne ici un fait appartenant « à un stade très ancien d’un processus » [1] – vient à l’esprit à propos de situations ordinaires, y compris professionnelles. Il se cache derrière des expressions telles que : « Vous en êtes encore là ! », c’est-à-dire à un stade antérieur, à une époque révolue, à un mode de pensée périmé. Mais que révèle cet archaïsme ? Une attitude d’esprit spécifique ? Un aveuglement de la raison ? Une « répétition des mêmes erreurs » ? Un jugement relativiste ou ethnocentrique ? Nous explorons ces questions dans plusieurs articles. Le premier s’intéresse à des descriptions « informelles » du concept d’archaïsme.

Pourquoi dit-on qu'une situation est « archaïque » ? - Illustration par Margaux Anquetil
I. L’ARCHAÏSME DE LA GUERRE EN UKRAINE

Commençons par l’application du concept d’archaïsme à la guerre en Ukraine. Le criminologue Alain Bauer a approuvé l’expression « guerre archaïque » pour qualifier, selon ses termes, « une sale guerre et une guerre sale en même temps, [qui] est vraiment le pire que l’on puisse imaginer » [2]. On comprend que, dans cet usage, le mot « archaïque » signifie non seulement un retour en arrière – un retour à l’horreur des guerres où les populations civiles sont terrorisées, torturées et tuées –, mais aussi une perte de la mémoire des guerres passées, notamment la seconde guerre mondiale. L’archaïsme pourrait ici témoigner d’une amnésie rétrograde volontaire, d’un oubli motivé de nature irrationnelle [3].

Un récent article publié par le Conseil européen pour les relations internationales (ECFR) donne un contenu à l’archaïsme de la guerre en Ukraine. Selon son auteur, cette guerre « impose à la Russie un programme profondément archaïque » :

[Ce programme] est aussi archaïque pour le président lui-même – façonné par l’expérience soviétique, [il] a toujours penché vers un « système Yalta », un monde organisé autour d’accords entre grandes puissances. Mais l’attaque qu’il a lancée est motivée par le colonialisme, l’histoire et la religion. Il s’est engagé dans une guerre apparentée à une croisade afin de libérer le berceau de l’‘État russe’, ce qui l’a conduit à jeter par-dessus bord la plupart des leviers internationaux dont disposait auparavant la Russie. [4]

L’archaïsme dont il est question ici est fondé sur des raisons qui se réfèrent à un cadre d’arrière-plan : une idéologie (le colonialisme), une interprétation des faits du passé (l’histoire) et un système de croyances spirituelles (la religion). Ce cadre de référence s’inscrit dans le passé, mais c’est la doctrine colonialiste qui a la plus grande « valeur archaïque » parce qu’elle a été réfutée par l’idéal démocratique contemporain, celui auquel aspire le monde occidental.

Mais l’article du ECFR ne réserve pas l’adjectif « archaïque » à la guerre en tant que telle. Il l’applique aussi à la Russie :

Volontairement ou non, le pays est désormais prisonnier d’un système politique archaïque, d’une économie archaïque, d’une politique étrangère archaïque et d’un débat public archaïque.

Cet extrait témoigne du fait que le domaine de l’archaïsme est particulièrement étendue. Toute situation politique, économique, diplomatique et sociale peut être qualifié d’archaïque si elle renvoie à des valeurs et normes qui ont été rejetées par l’ordre politique, économique, diplomatique et social du temps présent.

II. L’imputation d’archaïsme dans le champ économique

Si nous quittons le cas de la guerre en Ukraine et considérons l’ordre économique, une grande entreprise indifférente à l’éthique des affaires et à la responsabilité sociale de l’entreprise – indifférente aux recommandations en matière de respect des droits humains, de protection de l’environnement, de lutte contre la corruption, de diversité, etc., qui ont fait l’objet de textes relevant du droit souple et qui émanent d’organisations internationales telles que l’ONU, l’OCDE ou le Bureau International du Travail – pourrait aujourd’hui être jugée archaïque.

Au niveau individuel, serait qualifiée d’archaïque (entre autres choses) la position d’un manager annonçant à son équipe que les absences pour maternité seront malvenues pour l’année à venir en raison de la charge de travail ; celle d’un directeur commercial qui préfère recevoir de son fournisseur une boîte de cigares de luxe plutôt que de permettre à son entreprise de bénéficier de la ristourne (une « marge arrière ») qui lui est due ; ou celle du responsable d’un réseau d’affaires qui refuse de communiquer aux adhérents la manière dont est calculée sa rémunération alors qu’elle est fondée sur leurs cotisations [5]. De telles violations des normes de diversité et de respect d’autrui, d’intégrité (au sens de la lutte contre la corruption) et de transparence semblent appartenir à un autre âge, un âge contraire à l’idée de progrès et à l’esprit de la modernité.

Dans le champ de l’éthique des affaires, le mot « archaïsme » a surtout été employé à propos du leadership [6]. Les « styles de leadership archaïques » qui, selon Stefan Gröschl et Patricia Gabaldon, « sont restés dominants dans de nombreuses organisations », font l’objet de descriptions et sont contrastés avec des modèles « modernes » et « durables » [7].

Les modèles archaïques se développent dans un contexte marqué par la peur et les routines qui lui sont associées :

Les modèles de leadership archaïques sont principalement fondés sur le pouvoir provenant des routines vers lesquelles les employés et les subordonnés se tournent en période de peur et d’incertitude […]. Lorsque les individus ont peur de l’avenir, ils ont tendance à se protéger en adoptant des comportements, des modèles de conduite, des processus et des pratiques éprouvés, avec une prise en compte limitée des opportunités et un manque de courage pour imaginer des options nouvelles. [8]

Par contraste, un leadership non-archaïque est fondé sur une « vision » et la « création de sens », ainsi que, comme l’indique l’extrait suivant, une pensée « dynamique », le « courage » et la « conscience morale » :

Créer des façons de faire des affaires plus responsables et plus durables signifie que les chefs d’entreprise doivent être ‘moralement conscients’ […] et qu’ils doivent « donner une voix à leurs valeurs […] afin de promouvoir une culture d’entreprise ou un environnement sociétal où personne ne se défile, ne passe la main ou ne redoute le risque lié à l’action » […]. Cette conscience morale et cet examen critique de soi, ainsi que le courage et la confiance en soi, le renforcement de la confiance et une pensée synthétique, dynamique et non linéaire, constituent les compétences et les attitudes cruciales pour les futurs décideurs qui dirigent leurs entreprises de manière responsable dans un environnement complexe et incertain. [9]

De leur côté, Gregory Jin et ses collègues situent leur propos dans le domaine financier [10]. Ils cherchent à identifier le mode de pensée (mindset) qui a pu conduire à la crise de 2008. Dans ce contexte, ils décrivent deux catégories d’entreprises du secteur financier, dont un type particulier d’organisation bureaucratique :

 

Les organisations bureaucratiques mécanistes-coercitives ont créé des environnements décisionnels opaques, arbitraires et fondés sur le pouvoir, qui ont empêché des expressions ou des échanges optimaux et libres entre les employés ou les parties prenantes, et entre les employés et les managers. [Chow (2010)] affirme que ‘les entreprises de Wall Street s’en tiennent dans l’ensemble à une structure de commandement apparemment archaïque, descendante, très hiérarchique’, et que ‘les entreprises liées à Wall Street ne disposent pas d’une culture ouverte reposant sur la confiance ; à Wall Street, ce sont l’esprit conformiste et la pensée de groupe qui dominent’.

Enfin, le terme « archaïque » est parfois associé au patriarcat. On trouve cette association dans l’étude empirique relative à la compassion qui a été proposée par Ace Volkmann Simpson et ses collègues [11]. L’extrait qui suit reprend un commentaire fait par la lectrice ou le lecteur de l’un des deux articles en ligne que les auteurs avaient soumis à des répondants et qui étaient susceptibles d’activer chez eux l’émotion de compassion (l’article en question concerne un officier de police recevant l’appel d’urgence d’une femme, une situation dont l’issue s’avèrera dramatique) :

Au niveau organisationnel, les commentaires portent sur une culture organisationnelle médiocre, des systèmes et des procédures inadaptés, ainsi que des ressources surexploitées. En ce qui concerne la culture organisationnelle, un commentateur a déclaré qu’‘un tel comportement patriarcal archaïque est courant […] ; il est grand temps que les femmes soient traitées avec respect, en particulier lorsqu’elles sont dans une situation désespérée, et que les officiers de police masculins cessent d’abuser de leur pouvoir’.

III. Conclusion de la première partie

Ces descriptions permettent de dépeindre schématiquement un mode de pensée archaïque, compris en un sens extrême. Il se caractériserait par un manque d’ouverture d’esprit et d’écoute d’autrui, et, plus profondément, d’empathie à l’égard d’autrui; une priorité absolue donnée au contrôle, en particulier hiérarchique, témoignant d’une méfiance envers les autres ; une référence exclusive aux valeurs et normes d’un passé antérieur aux mouvements présents de la société, incluant le cas échéant des valeurs patriarcales ; une indifférence aux valeurs et normes qui sont promues par le progrès ou une résistance à tout changement promouvant ces valeurs et ces normes. Cette attitude d’esprit est-elle plausible ? Reflète-t-elle ce que l’on veut dire lorsque l’on formule un jugement d’archaïsme ? Nous poursuivrons la discussion dans le prochain article.


Références

[1] Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010.

[2] Voir le tweet de LCI du 20 mai 2022. L’échange avec le journaliste Jean-Michel Aphatie est le suivant : « Ce qui est important, c’est de sauver les civils. La guerre c’est la guerre, c’est sale. Ici c’est une sale guerre et une guerre sale en même temps, c’est vraiment le pire que l’on puisse imaginer. – C’est une guerre archaïque … – Oui, absolument. »

[3] L’amnésie rétrograde désigne « l’incapacité de récupérer des souvenirs anciens » (P. Cappeliez, À la lumière de mon passé. Mes souvenirs autobiographiques pour me connaître et me comprendre, Mardaga, 2018).

[4] « Putin’s archaic war: Russia’s newly outlawed professional class – and how it could one day return », European Council on Foreign Relations / Conseil européen pour les relations internationales, 23 juin 2022.

[5] Les trois situations sont réelles, mais seule la deuxième a été documentée. Voici le passage pertinent : « La semaine dernière, nous devions faire une ristourne de 900 euros à un client. Une broutille. Eh bien, figure-toi que le client m’a répondu : « Oubliez la ristourne ! En revanche, je n’ai rien contre une boîte de cigares ! » (in V. Calvez (dir.), « Tout compte fait », Le management en archipel, tome 2 : réussites, tensions et paradoxes dans les organisations, éditions ems – Management et Société, 2016).

[6] Le mot est employé dans les quelques articles traitant du don et de la réciprocité selon Marcel Mauss.

[7] S. Gröschl & P. Gabaldon, « Business schools and the development of responsible leaders: A proposition of Edgar Morin’s transdisciplinarity », Journal of Business Ethics, 153(1), 2018, p. 185-195.

[8] Ibid.

[9] Ibid. Les citations sont de N. Pless, « Understanding responsible leadership: Role identity and motivational drivers », Journal of Business Ethics, 74, 2007, p. 437-456, et H. Bettignies, Developing responsible leaders: Who is responsible?, Brussels, The Globally Responsible Leadership Initiative Press, 2013.

[10] K. G. Jin, R. Drozdenko & S. DeLoughy, « The role of corporate value clusters in ethics, social responsibility, and performance: A study of financial professionals and implications for the financial meltdown », Journal of Business Ethics, 112(1), 2013, p. 15-24. La citation est issue de W. Chow, « Banks and governance: Will the U.S. financial reform act restore trust in wall street? », 2010.

[11] A. Volkmann Simpson, S. Clegg & T. Pitsis, « Normal compassion: A framework for compassionate decision making », Journal of Business Ethics, 119, 2014, p. 473-491.

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